Le Chien persécuté par un lapin

Je n’ai pas réellement désiré ce chien. Quand j’y repense aujourd’hui, il me semble que notre rencontre ne fut que le fruit du hasard, ou, pour être moins imprécis, d’un concours de circonstances tellement singulier qu’il incite à songer au destin. Au mois de janvier de l’année 2009, je me trouvais à Paris pour affaire, affaire étant un bien grand mot, il était question de me présenter à un entretien d’embauche pour une firme dont le nom importe peu ici, j’étais parti tôt le matin de chez moi – j’habite au pied des montagnes, quitter leur présence bienveillante me déchire le ventre à chaque fois, je préférerais s’il était possible ne jamais partir -, conduisant prudemment sur l’autoroute couverte d’une neige uniformément blanche et scintillante, ayant pris toutes mes précautions pour arriver à l’heure à la gare – s’agissait pas de rater le train pour Paris, des trains pour Paris, là où je vis, il n’y en a pas deux par jour, et le voyage dure près de quatre heures, – je préfère vraiment ne pas partir, à chaque fois je me torture l’âme comme un paysan contraint de quitter l’horizon simple et familier de son village pour aller se perdre dans les foules compliquées des grands espaces urbains, et, tout comme lui, en descendant du train le cœur battant, je quitte au plus vite la gare pour aller dehors, plutôt que de m’enfoncer dans les couloirs sombres et puants du métro, dehors également c’est affreux, c’est ignoble, toutes ces voitures, ces immeubles, tous ces gens, au bout d’une journée à Paris, le cuir chevelu me démange, mes ongles sont noirs, j’ai peine à respirer, et je m’épuise à marcher sur les trottoirs pour rejoindre les lieux de mes rendez-vous, malgré tout, cette fois encore, plaise aux dieux que ce soit la dernière fois !, j’étais arrivé à bon port, l’entretien s’était déroulé normalement, c’est-à-dire : lamentablement, j’avais la nausée, je bafouillais, je me montrais sous mon jour le plus pitoyable, gardant les yeux fixés sur le stylo Mont Blanc du directeur des ressources humaines pour éviter de croiser son regard, alors que, sans me vanter, quand on me laisse tranquille, quand on me juge pas, je ne m’en sors pas si mal, bref, l’épreuve ayant été subie, j’avais décidé de m’accorder un peu de bon temps, et je m’étais réfugié au parc de la Villette, mû par le besoin vital d’un semblant de verdure, et je m’apprêtais à déguster un sandwich quelconque assis sur un banc quand, le long du sentier, je tombais sur un curieux équipage : un homme, un violoncelle et un chien, l’homme jouait du violoncelle, assis sur un tabouret, la pointe du violoncelle était fichée dans le gazon, et le chien, un petit chien couvert de poil roux, couché dans l’herbe à plat ventre au pied de l’instrument, qui devait lui sembler immense, les yeux mi-clos, le museau posé délicatement sur la terre. Je me suis arrêté un instant pour écouter : l’homme jouait les concertos de Bach.

Quand il eût fini sa partie, il me regarda sans sourire, comme s’il s’attendait à ce que je lui dise quelque chose, mais moi je n’avais rien à dire, j’aurais préféré en tous cas ne rien dire, la journée s’était avérée déjà tellement fatigante, j’en avais largement dit assez pour aujourd’hui, moi qui, d’habitude, ne parle pas beaucoup, mais, devant ces yeux-là, qui paraissaient implorer quelques mots de ma part, j’ai tout de même fait l’effort d’ânonner quelque chose, et, alors que j’étais plus ou moins consciemment décidé à parler de Jean-Sébastien Bach, et de la performance du violoncelliste, je me préparais à sortir une ou deux banalités, à ma grande surprise, les mots qui me sont venus concernaient le chien. Mais pourquoi donc le chien plutôt que Jean-Sébastien Bach ? Quand j’y repense aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de croire qu’une prédestination secrète m’a inspiré ces mots-là, et, au risque de passer pour un dingue, qu’une intentionnalité supérieure, peut-être ce que les grecs appelaient notre daîmon, qui paraît-il veille sur nos pauvres âmes ignorantes, m’a poussé je ne sais comment à articuler distinctement, sans bafouiller cette fois, la phrase suivante : « Il aime le violoncelle votre petit chien ? ».

J’aurais pu dire combien je le remerciais pour ce moment de grâce, à quel point la journée avait été difficile, et qu’en l’écoutant, la peine qu’elle m’avait causée s’était quasiment évanouie pour faire place à une joie sans nom, que ces concertos constituaient véritablement un des sommets de la culture occidentale, qu’il les interprétait à merveille, et que dans ces circonstances, seul au milieu du parc de la Villette, cerné de toutes parts par les effluves de violence d’une cité monstrueuse, sa présence ici, lui, cet homme, jouant malgré tout, malgré le chaos qui l’environnait, la violence du jour, le violoncelle s’opposant à la violence du jour, c’était là une sorte de miracle, qui suscitait en moi la nostalgie du pays que j’avais quitté ce matin-même, vers lequel il me tardait de revenir. J’aurais pu dire quelque chose dans ce genre. C’eût été non seulement approprié, mais respectueux de la performance de cet homme, qui n’hésitait pas à se produire publiquement mais avec humilité dans un environnement aussi défavorable, mais, au lieu de ça, au lieu de rendre hommage à l’Art et aux Artistes, j’ai parlé du chien.

« Je ne sais pas », a-t-il répondu, puisque, après tout, j’avais posé une question. « Je ne l’ai que depuis quelques mois. Une amie me l’a laissé avant de partir. Ce n’est donc pas vraiment mon chien. » Il avait manifestement envie de raconter une histoire très triste, qui n’avait aucun rapport avec Bach, mais plutôt avec une fille qui l’avait quitté, avec laquelle peut-être il avait adopté naguère un chien, du temps où ils vivaient ensemble, ce chien, c’était tout ce qui restait d’elle, alors donc voilà. Curieusement, il dut sentir que je l’encourageais à raconter, alors, que, pour être honnête, j’avais déjà bien assez à faire avec ma propre peine, et, fort de ce sentiment erroné, il entreprit de me livrer quelques bribes de l’histoire. Il avait aussi un lapin, un gros lapin à l’en croire, et ce lapin ne supportait pas les chiens. « Vous savez, quand un lapin sort ses griffes, il peut faire du dégât », a-t-il précisé. Le chien lui avait coûté 900 euros. C’était en quelque sorte un cadeau qu’il avait fait à la fille, celle qui était partie, peut-être pour sceller leur amour, mais à présent, il songeait à s’en débarrasser, voir ce chien, tellement malheureux, et c’est vrai que ce chien semblait triste, comme sans vie, le museau plongé dans l’herbe, les yeux mi-clos, sans doute avait-il peur du lapin, ou peut-être sentait-il la tristesse de son maître, voir ce chien, donc, lui rappelait cette fille bien évidemment, il lui était difficile de l’aimer vraiment, il disait qu’il se forçait, mais les chiens sentent quand on n’est pas sincère avec eux.

J’ai dit quelque chose comme quoi je l’ignorais, que je ne savais pas grand chose des chiens, que jusqu’à présent, je ne m’étais pas beaucoup intéressé aux chiens, que j’avais eu des chats autrefois, et je me suis arrêté là car il n’y avait sans doute aucune place dans son esprit pour accueillir le récit de mes propres malheurs, car moi aussi j’avais vécu avec une femme autrefois, mais c’est moi qui suis parti, la laissant seule avec les chats, lesquels éveillent toujours en moi une pointe de nostalgie, quand il m’arrive d’y penser, et l’occasion se présente puisque j’ai droit à chaque fois qu’un de nos chats rejoint le paradis des chats au message téléphonique de mon ex-épouse, des larmes d’abord, torrentielles, balbutiantes, on s’y noierait, puis l’évocation hésitante des jours heureux, te souviens-tu la fois où ?, non je ne me souviens pas mais je dis : oui, évidemment, suivie de l’éternelle question : pourquoi ? Pourquoi-es-tu-parti ? Pourquoi quoi ? Scuze, je n’écoutais pas, quelle était la question ?, tu n’écoutais jamais, tu n’écoutes jamais, et de là tout s’enchaîne, l’énumération de mes frasques et mes turpitudes, le portrait acide du salopard que je fus, ce déballage indistinctement tragique et grotesque qui n’appartient qu’à elle, le salopard que, sans nul doute, je continue d’être, on ne se refait pas, qui se conclut par l’inévitable malédiction finale, qui nous envoie au diable, ma grognasse et moi, après quoi je raccroche quand je n’ai pas déjà posé le combiné téléphonique sur la table de nuit, car nos discussions ont toujours lieu au milieu de la nuit, quand elle se découvre enfin suffisamment ivre pour engager une tentative de communication.

Bien évidemment mon histoire n’a rien à voir avec son histoire à lui, l’histoire du violoncelliste, raison pour laquelle je la lui passais sous silence, Toujours est-il qu’il a fini par sortir d’un volumineux sac à dos un panier en coton, qu’il y a installé le chien, et que je suis reparti avec ce panier, et le chien dedans. En trimbalant mon chargement jusqu’à la gare, mes propres affaires et le panier avec le chien dedans, durant une bonne partie du trajet, j’ai pleuré. Lui aussi avait les larmes aux yeux quand il m’a remercié, et quand il a caressé une dernière fois la tête de son chien, juste avant qu’il devienne mon chien, il s’est mis à pleurer vraiment, il n’a pas pu dire un seul mot, le chien l’a regardé tristement lui aussi, et j’ai commencé à avoir les larmes aux yeux. C’est après avoir repris ma route, qu’à mon tour je me suis mis à pleurer vraiment.