L’Ascension du Puy de Sancy

(Le Mont-Dore, été 1996)

Le sentier démarrait juste derrière l’hôtel du Casino : on s’était frayé un chemin entre les voitures garées sur le parking, le genre de voiture qu’on pourra jamais s’acheter, jamais, et d’ailleurs c’est un train qui nous avait transporté jusqu’ici, des trains pour être exact, une bonne journée de voyage pour quelques centaines de kilomètres à travers le Limousin, cinquante-deux arrêts en gare, quatre changements, des heures d’attente dans des villages déserts, sur les quais à Lathus attendait cette femme entourée de volailles jacassantes, elle comptait les vendre au marché à Bellac, alors on l’avait aidée à charger toute sa compagnie à plumes et nous avions partagé avec quelques rares voyageurs ce tronçon ferroviaire environnés d’un duvet plumitif qui voletait dans le wagon. Le soir, après notre débarquement au Mont Dore, nous avions dressé la tente au camping, puis David avait fait bravement : « Je te paie le restaurant », j’avais dit oui, tout en sachant qu’il ne devait pas être beaucoup plus riche que moi. On était monté en ville, flânant d’abord quelques heures dans les rues piétonnes à la recherche d’un endroit pour manger, avisant finalement ce restaurant traditionnel et pas trop cher, nous adonnant à la boisson avant le début du service, et c’est à partir de ce moment-là que les choses avaient commencé à dégénérer.
De fait, au matin, malgré notre état d’épuisement, bien qu’encore ivres de la veille, et l’estomac tout retourné, on était parti dès l’aube, il fallait lever le camp au plus vite, on aurait pu tout aussi bien dire qu’on fuyait, il faisait encore nuit quand on a traversé la ville, « T’as dormi ? Non j’ai pas dormi », Il y avait cette grande lumière blanche qui brillait dans mon crâne, avec ce gouffre, cet espèce de vide infini qui se creusait quand j’essayais de fermer les yeux, l’horreur, « Moi, j’ai surveillé toute la nuit les alentours », j’épiais, j’écoutais, je m’attendais à ce que les flics débarquent, j’ai déliré avec ça, ils avaient des chiens, ils nous pointaient avec leurs flingues, « Ça nous fait quoi ? Trois heures de sommeil ? » Et une cuite monumentale. Le sentier démarrait abruptement : une sacrée pente, la terre était trempée de l’orage de la veille, David marchait en tête, comme toujours quand la pente est raide, moi je me traîne avec mes grandes guibolles, mais quand le relief s’adoucit, je prends les devants, c’est ainsi, on se connaît tellement bien, depuis le temps qu’on marche ensemble, je n’imagine pas marcher avec un autre, un compagnon de marche, une fois qu’on a trouvé le bon, c’est précieux, et s’il s’avère également être un compagnon de beuverie, alors c’est doublement précieux, découvrir chez un homme ces deux compétences réunies, c’est pas si fréquent. Bien qu’il faille admettre que parfois, et notamment ce matin-là, la beuverie avait pris le pas, si je puis dire, sur la marche, si bien qu’on se traînait plutôt qu’autre chose, mettre un pied devant l’autre nous coûtait une peine de martyr, mais fallait surtout pas s’éterniser au village, à cause des événements de la veille, valait mieux se faire oublier, disparaître, filer au plus vite à travers la montagne vers les hauteurs, changer de vallée dès que possible, passer de l’autre côté du Sancy.

Ce matin là les sommets étouffaient sous de lourds nuages blanchâtres. Comme mon âme, pensai-je, dans un accès de poésie avariée. À peine deux cent mètres au dessus de la cime de l’hôtel du Casino, un besoin pressant obligea David à faire une pause. J’en profitais pour tousser les deux paquets de cigarettes consommés dans la soirée d’hier, et, dans mon élan, vomît brutalement les deux tiers du dîner au restaurant, expulsant le tiers restant à l’aide de la technique bien connue des ivrognes, l’index planté au fond de la gorge, certains préfèrent le majeur, le résultat est le même : un soulagement suspect, et, dans l’heure qui suit, ces abominables remontées acides qui vous raclent et curent les organes digestifs. « La vie au grand air ! », fit David en admirant le produit de mes excès. On était reparti, plus léger sans doute, toujours aussi malades certainement. Une heure plus tard, nous hissant, pâles, anéantis, hypoglycémiques, sur les dernières pentes avant d’attaquer une sorte de tourbière gorgée d’eau, plongée dans la brume, mais à peu près plate, deux dames, je précise des dames, au sens où elles ne rougiraient pas qu’on les déclare en âge d’être potentiellement nos mères, nous dépassaient allègrement en discutaillant sans effort apparent. On avait tenté un sourire, marmonné un bonjour, aussi enjoué que possible, espérant donner le change, c’est pas une malheureuse heure de marche qui nous épuise de la sorte, nous, une pente comme celle-là, on l’avale au petit déjeuner sans même y penser, dans des conditions normales il se peut même qu’on l’ait gravie en courant cette pente ridicule, en courant, tout à fait !, ou au moins en trottinant. On s’était regardé, profondément atterrés : voilà un fait, accablant, des mamies venaient de nous doubler, on se souvenait pas d’avoir jamais été doublés par quiconque, on avait toujours mis un point d’honneur à ne jamais se laisser doubler, même les sportifs suréquipés, en collants fuselés, aérodynamiques, les chaussures dernier cri, les randonneurs high-tech, même ceux-là baissaient la tête quand on les dépassait, le regard tranquille, en sifflotant, jamais au grand jamais, alors des mamies ! Dépités, on s’était assis sur un rocher dépassant des tourbières : deux spectres émergeant du brouillard, des morts-vivants surgis des gorges de l’enfer. Du saucisson, du pain sec, faut boire surtout, de l’eau, beaucoup d’eau, se désintoxiquer, noyer les marécages de bière et de whisky qui croupissaient au fond de nos estomacs avec de l’eau plate, de la bonne eau pure des montagnes puisée au lavabo du camping avant de partir, mais qu’importe, sans ça, le Sancy, on n’en viendrait pas à bout, on crèverait en route, en proie aux fièvres, victimes d’épuisement, qu’on nous épargne cette humiliation, qu’avions-nous donc fait pour mériter un tel sort ?

On en avait fait quand même un peu, fallait bien l’admettre. Mais était-ce notre faute si le patron du restaurant tenait aussi un estaminet, et, pris d’un élan d’amitié suspect, se sentait d’humeur à nous offrir à boire, « faut que vous goûtiez la gentiane les jeunes », et : « vous pouvez pas partir d’ici sans goûter la liqueur du pays», on ne pouvait pas en effet, question de respect, on doit respecter son hôte, le territoire qui vous accueille, ses traditions, et c’est pas peu dire qu’on lui rendit hommage, et, ce qui s’ensuivit, pas notre faute non plus si, à l’arrière de l’estaminet, une porte dérobée donnait sur un dancing, je n’ai jamais su résister à une porte dérobée, depuis tout petit j’éprouve pour les portes dérobées une affection sans borne, les pressentant, les cherchant, et une fois découvertes, n’ayant de cesse de m’évertuer à les ouvrir, rien ne m’excite plus que les portes dérobées surtout quand elles vous permettent d’entrer dans un dancing privé sans payer et sans qu’il soit nécessaire de montrer patte blanche. « Je me souviens plus de tout, et toi ? » Il y avait ces jeunes gens si propres sur eux, leur chemise et leur robe d’un blanc immaculé, qui dansaient gentiment, des garçons et des filles, s’offrant une petite surprise-partie inoffensive, il est évident qu’on les dérangeait. « Les loups dans la bergerie », j’ai dit, « Oui », fit David en écho. On s’est arrangé pour qu’ils aient de bonnes raisons de penser qu’on dérangeait, « ça, pour les déranger, on n’y est pas allé à moitié quand même ». « En même temps, c’est un peu ce qu’on fait tout le temps non ? » On nous invite, dans l’espoir qu’on anime un peu les choses, et puis, à la fin, immanquablement, les organisateurs s’en mordent les doigts. Gâcher la fête, foutre une soirée en l’air, c’est un peu notre spécialité, on fait appel à nous pour débrider un peu les choses, et, au lieu de ça, on transforme l’aimable sauterie en indécente orgie, jusqu’à ce qu’un héros se révèle et nous provoque en duel, par exemple le play-boy hier soir, « quand tu t’es mis à tripoter sa dulcinée », « ah oui », et le grand maigre à lunettes qui s’est senti une vocation de videur de boîte de nuit, j’aurais souhaité m’interposer mais j’ai été pris d’un rire inextinguible, « bah, on s’est juste bousculé un peu », je lui ai asséné droit dans les yeux ce qui me semblait à ce moment là des vérités importantes, concernant probablement sa désespérance sexuelle et la maigreur de ses jambes interminables, d’où la bousculade, c’est après qu’on a filé, « oui, toi tu étais vautré contre une enceinte et remuait la tête de bas en haut comme un aliéné », j’ai crié : « on s’arrache ! » C’est après, dans la rue, que ça s’est gâté. On descendait en tanguant l’avenue qui mène au camping, en passant devant des rangées de pavillons éteints, et je ai demandé à mon fuyard de compagnon : « d’où elle sort cette veste ? » Il portait une veste du genre qu’on n’avait pas bien l’habitude de porter, neuve, immaculée, propre, pas notre style en somme, et lui, comme si ça lui revenait soudain en mémoire : « je crois bien que je l’ai prise au porte-manteaux en sortant de la boîte ». On s’est regardé sans mot dire et je crois bien qu’après avoir jeté un bref coup d’œil en haut de l’avenue, on s’est mis à courir comme des dératés vers le camping. « Stop ! » j’ai hurlé en passant devant une magnifique poubelle publique verte posée à l’entrée d’un square. « Faut s’en débarrasser. Manquerait plus qu’on nous accuse de vol ! » « Surtout que je l’ai pas vraiment fait exprès », a marmonné David. « On pourrait peut-être tout de même, disons, au cas où, sans le faire exprès non plus, maintenant qu’on y est, explorer les poches ? » Je me suis toujours tenu autant que possible à l’écart du crime, excepté quand des circonstances exceptionnelles, relevant dès lors du régime de la nécessité, me conduisirent en de rares occasions à agir à l’encontre de la moralité, et s’il m’est arrivé, rien qu’une fois notez-le, d’emprunter une automobile, c’était pour fuir un couple de psychopathes qui m’avait hébergé durant deux jours et que je soupçonnais de torturer de temps à autres les auto-stoppeurs qu’ils ramassaient dans leur pick-up les soirs d’été, et quand, un autre soir, j’ai pénétré par effraction au domicile d’Emmanuel B., qu’il me pardonne si par hasard il me lit, mais c’était pour récupérer ce qu’il me devait, parce qu’il avait épuisé ma patience en m’accablant de promesses, arrive un moment où les règles doivent être respectées et justice rendue, quand bien même le sujet de notre dispute tombait manifestement sous le coup de la loi, il doit exister des règles y compris dans le champ des pratiques illicites, c’est du moins ce que je pense, d’une certaine manière et d’un certain point de vue, ce veston de grande classe apparu sur les épaules de mon ami manquait à quelqu’un, à n’en pas douter, mais n’était-il pas, d’un autre point de vue, également le prix qu’avait à payer son propriétaire pour s’être montré si arrogant envers nous, et qu’il devait être après tout puni pour son absence d’humour et de compréhension, le larcin, examiné à l’aune de ces faits indubitables, n’apparaissait-il pas pour ce qu’il était en réalité, une juste leçon de vivre adressée à ce quidam prétentieux, lequel d’ailleurs, si l’on en croyait le passeport dont David étudiait le contenu, se nommait Jean de quelque chose, Jean passe encore, mais la particule, la particule à elle seule, au nom de la lutte des classes, autorisait qu’on fouille plus avant dans le portefeuille : deux préservatifs, un ticket de cinéma usager, cinquante-sept francs et trente centimes. Même pas de quoi se rembourser la soirée ! Une pitié ! Quel genre d’homme prétendument nommé Jean de quelque chose oserait s’encanailler avec seulement cinquante-sept francs en poche. Et trente centimes ! Une autre bonne raison de l’en délester. Pour la veste et le reste du contenu des poches, sur la poubelle, bien en vue sur le couvercle : qu’aurait-on fait d’un tel accoutrement, nos sacs à dos étaient remplis à ras bord, ça n’aurait eu aucune utilité dans ces montagnes où nos pas tremblant nous emportaient avec une lenteur exaspérante d’ivrognes. Bref, bien qu’en partie justifiés et réconciliés avec nous-mêmes, nous prîmes la tangente au plus vite, regagnant le couvert de notre minuscule toile de tente, fragile refuge contre l’adversité du monde contemporain.

Il n’est pas inutile parfois de prendre le temps de faire le point, fut-ce perché sur un rocher suspect au milieu d’un marécage saturé de brouillard baignant les contreforts du Puy de Sancy. Parler aide à rassembler ses pensées et ses souvenirs, surtout quand chacun de vos neurones semble sur le point d’imploser, sous l’effet conjugué de l’altitude et des excès non digérés de la veille. Grignoter une tranche de saucisson avec un peu de pain aide aussi. Après quoi nous nous sommes remis en route, l’esprit délesté d’un poids et le ventre au contraire un peu moins vide, bon an mal an, et la fin de la matinée nous surprit escaladant les ultimes amas de pierres grises conduisant au sommet, et nous avons franhci la crête derrière laquelle s’offrait une toute autre vallée, riche de promesses et d’aventures inouïes, nous gratifiant d’une nouvelle virginité.