La Vie insulaire

(Île d’Yeu, 1987)

Là, maintenant, je tremble en entamant la traversée de la passerelle qui conduit du pont du bateau de pêche à la terre ferme, et je dois admettre que j’ai hâte de rejoindre l’île et laisser derrière moi le bateau de mes nouveaux amis, Mario et, comment s’appelle-t-il ?, je n’en sais fichtre rien, disons : le Capitaine, Mario a dit quelque chose comme : « allons voir le Capitaine, il y a du bon vin blanc en cabine », tu parles d’un bon vin blanc, dans l’état où j’étais, bon ou pas, tu pourrais me faire avaler n’importe quelle piquette, ça le ferait aussi, et la cabine, une table accrochée au mur, quelques étagères vides et des photographies de filles à oualpé, le verre aux lèvres, je voyais les lumières du village tanguer par le hublot, mon dieu mais qu’est-ce que je fais là ?, et maintenant, cette fichue passerelle, elle fait combien de large au juste ?, cinquante centimètres à peine, faut se méfier a dit Mario, et de raconter comment certains sont tombés à l’eau entre le bateau et le quai, qu’une secousse du bateau a écrasés contre la jetée, alors moi, je n’ai pas le pied marin c’est entendu, déjà sur la navette qui fait le trajet depuis le continent jusque sur l’île, je n’étais pas trop fier, naviguer, pour peu que l’embarcation s’agite un peu, me donne immédiatement envie de vomir, j’avais choisi de me tenir debout à la proue, valait mieux affronter les éléments de face plutôt que de me terrer dans un coin de la salle des passagers, plié en deux par la nausée, en attendant le départ du navire, j’avais bu deux bières au bar de l’embarcadère, et Boire m’avait donné du courage, je dois écrire le verbe Boire avec une majuscule parce que, depuis ce matin, depuis ces deux bières au bar de l’Embarcadère, il me semble n’avoir pas cessé de boire, si on me demande, mais personne ne me demandera rien, qu’est-ce que tu as fait sur l’île d’Yeu ces deux derniers jours ?, qu’avais-tu donc à faire de si important qu’il te faille abandonner sans prévenir la ville, tes études, tes amis ?, je répondrais, j’ai bu, je me suis promené un peu, et j’ai bu, j’ai bu dans des bars sur le continent avant d’embarquer, puis sur les quais, après avoir débarqué, puis le soir, dans l’unique café ouvert, on est en hiver, pas l’ombre d’un touriste, que des habitants, que des insulaires, rien à voir avec les touristes ça non !, rien qui ressemble à ceux de la ville, pour tout dire, en les observant du fond du bar, avant que Mario vienne me tirer de ma retraite et me traîner au comptoir, puis en les écoutant déblatérer sans fin, raconter des histoires, ah ça, ils en racontent des histoires, eux, les habitants de l’île, ils ont des histoires à raconter au moins, peut-être qu’ils en inventent la plupart, mais qu’importe, et tant mieux, ça prouve qu’ils ont de l’imagination, de la fantaisie, toutes choses dont les habitants de la ville où je vis sont atrocement dépourvus, bien sûr j’ai bu au comptoir aussi, et, quand à la fin de la soirée, le bateau, ai-je entendu, partait à quatre heures du matin, il était déjà deux heures, à quoi bon dormir ? disait-on, quel genre d’homme peut partir en mer avec une cuite aussi considérable dans le bide, je me demande, moi, en suivant Mario jusqu’à son bateau, « on va voir le capitaine » il disait, il a du bon vin blanc, il n’est pas en train de dormir ton Capitaine ?, j’ai demandé en frissonnant à cause du froid et de l’alcool, tu plaisantes, il dort pour ainsi dire jamais, c’est pour ça qu’il est capitaine j’ai pensé, et donc j’ai bu dans la cabine, bref, excepté sur le pont de la navette qui, cet après-midi, m’a conduit sur l’île, je n’ai pas cessé de boire, sur la navette, je tremblais de froid, c’est l’hiver et personne ne prend ce bateau, personne ne va sur l’île exceptés les habitants, ils vont et viennent de l’île au continent, quelques adolescents accablés s’en retournant de l’école, on est vendredi soir, une vieille femme chargée de sacs remplis au supermarché des Sables-d’Olonne, un homme et trois femme qui, je suppose, sont collègues, travaillent en ville, le ferry accoste et nous descendons sur les quais, il n’y a personne, quelques voitures sont garées, et une multitude de de bateaux de pêche rouge et jaune flotte tranquillement, je débarque, mon sac sur l’épaule, reste quelques minutes debout, encore sonné par la traversée, voilà, on se lève un matin, et, dans la continuité d’un rêve on décide prendre la route, sans aucune raison valable, exceptées sans doute les raisons du rêve, car le rêve a ses raisons, on roule deux heures durant dans la campagne givrée, et, au moment du déjeuner, on se retrouve, toujours aussi peu réveillé, au bord de la mer, comme quand j’étais enfant, on va au bord de la mer, ce week-end, on va au bord de la mer, on n’imagine pas à quel point, quand on a vécu comme moi, enfant, au huitième étage d’un immeuble crasseux dans une cité crasseuse, combien la perspective d’aller au bord de la mer vous affole, vous fait battre le cœur, et, en même temps, vous rend dingue, ivre de bonheur, là, maintenant, debout sur le quai, mon sac posé sur la jetée, j’ai l’air d’un naufragé, l’air d’un type qu’on a trimbalé dans le coffre d’une automobile, les yeux bandés, durant des heures, puis qu’on a simplement jeté là, sans ménagement, c’est un petit village portuaire, quelques rues, de petites maisons aux murs blancs et aux volets bleus, des hôtels surplombent le quai, les deux plus chics sont fermés, je me replie sur le seul qui soit ouvert hors-saison, le barman qui tient l’hôtel dit : une chambre oui, c’est possible, celle que vous voudrez, la numéro 8 a vu sur le port, il risque de faire un peu froid en attendant que le radiateur chauffe, quarante francs, quarante francs la chambre : quarante francs !, à ce prix-là je pourrais m’installer pour y vivre, tout bonnement louer la chambre à l’année, ça me coûterait moins cher que d’habiter sur le continent, je dis que je compte rester deux nuits, deux nuits au moins, après je ne sais pas, il me regarde en parlant, je sais bien qu’il se demande ce que je fais là, en plein hiver, se demande quel âge j’ai pour prendre une chambre comme ça sur l’île en plein hiver, alors que je devrais être au lycée ou à la faculté sans doute, quelque part sur le continent, je suis comme d’habitude habillé tout en noir, mais j’ai ôté mes épingles à nourrice, rabattu mes cheveux, et je n’ai pas apporté le treillis militaire qui ne me quitte pas quand je suis en ville, je ne veux effrayer personne, encore moins me faire remarquer, mais il y a peu de chance que je ne me fasse pas remarquer ici, il ne pose pas de question, je prends la clé et monte à l’étage à la chambre 8, avec vue sur le port, on dirait une chambre dans une cité étudiante : un lit de camp pour dormeur solitaire, mobilier spartiate, carrelage au sol, sur la petite table, je pose un cahier et un stylo, après tout je suis venu pour écrire n’est-ce pas ?, m’allonge un peu, puis me redresse et vais à la plage, c’est la grande plage au nord qui file jusqu’au phare, demain, j’irai au fort qui se dresse sur la falaise de l’autre côté de l’île, demain je marcherai, ce soir, je veux juste prendre un peu de bon temps sur la plage, rouler un joint protégé du vent glacial par deux rochers, les écouteurs sur les oreilles, les Buzzcocks peinent à couvrir le sifflement du vent, un chien, un labrador noir, passe en courant, il court après les mouettes, le sentiment de ma propre liberté, cette liberté effrayante et infinie, effrayante parce qu’infinie, me saisit, me tombe dessus, je suis un chien qui court après les mouettes sur une plage déserte, je suis un voyageur qui prend la route à cause d’un rêve, au bar, le soir venu, je veux écrire au sujet de la liberté infinie mais aucun mot ne vient, j’ai posé mon carnet et mon crayon entre l’assiette de frites, le plat de moules, et le verre de bière, j’étais venu ici pour écrire, à l’époque j’écrivais de la poésie, je crois que c’est à peu près à cette époque que j’ai cessé d’écrire de la poésie, parce que je me sentais incapable de rendre avec des mots l’intensité des expériences que je vivais, ces expériences, sur l’île d’Yeu, et ailleurs, partout où, suivant l’inspiration d’un rêve, j’ai fini par m’échouer, je ne peux en parler qu’aujourd’hui, des dizaines d’années plus tard, mais là, maintenant, dans mon souvenir, je suis assis au fond de l’unique bar ouvert, il y a toute une assemblée accrochée au comptoir devant moi, qui cause fort, qui boit rude, des pêcheurs, des femmes, des vieux, Mario est venu se pencher à ma table et a dit quelque chose comme : ah, un écrivain !, bien évidemment j’ai rougi, il a voulu lire mon carnet, j’ai bafouillé une réponse, mais, avant même que je sois décidé au sujet de cette réponse, il avait déjà le carnet ouvert sous les yeux, et lisait en se marrant, ah, les femmes ! il a dit, j’aurais voulu disparaître au fond de l’océan, il s’est assis à ma table et on a commencé à discuter des femmes, enfin, c’était surtout lui qui parlait, c’était un marin-pêcheur, et, à l’en croire, il avait une femme qui l’attendait dans chaque port de la façade Atlantique, à Lorient, à Concarneau, ici, sur l’île d’Yeu, mais aussi en Espagne, et même au Portugal, et elles savent ces femmes qui t’attendent, j’ai demandé, que tu as un femme dans tous les ports ?, oui, elles savaient, et des enfants aussi ?, oui, des enfants, c’est comme ça, il a fait, c’est ma vie, j’en changerais pour rien au monde, tu m’offres un château sur le continent, j’en voudrais pas de ton château, ma vraie maison, c’est tout l’océan, les bateaux, les ports, des maisons j’en ai cinq, quand je débarque, où que ce soit, il y a toujours une maison où je peux déposer mes sacs, c’est comme ça, on se boit une bière ?, et je me suis levé pour le suivre au comptoir, et la soirée a dégénéré aussitôt, les types au comptoir sont venus un par un me raconter leurs histoires, je dois avoir un tête à ça, une tête à ce qu’on me raconte des histoires, un vieil homme qui fumait la pipe a fait en désignant Mario qui se frottait avec un autre gars, c’est mon fils, puis Mario et l’autre gars ont commencé à élever la voix, ils sont sortis du bar et se sont carrément mis une rouste sur le trottoir, personne ne mouftait au comptoir, ça les faisait plutôt rire, puis les deux se sont ramenés, bras dessus bras dessous, la gueule en sang, n’ayant pas fait semblant, une femme d’âge mur s’est précipitée pour leur essuyer le visage avec une serviette humide, les conversations n’avaient pas cessé, on m’en racontait encore et toujours, mon carnet et mon crayon sont demeurés sur la table au fond du bar, je n’ai rien noté et je ne me souviens de rien, je me suis contenté d’être avec eux, de prendre une murge avec eux, une murge qui coûtait pas cher, à chaque histoire que j’écoutais, on me payait une bière, au bout d’un moment, il fallait que je m’absente toutes les cinq minutes pour aller pisser, et quand je revenais, la conversation s’était abîmée dans les limbes qui flottaient au-dessus du comptoir, mais un autre prenait bientôt le relais et j’étais perdu, saturé par toutes ces bribes d’existence, moi qui n’avait presque rien à raconter, les immeubles glauques de mon enfance, l’ennui, la morosité, pourquoi voudriez-vous raconter l’ennui à des types qui ont une femme dans chaque port de pêche, qui se considèrent chez eux dans tous les rades de Bilbao à Douarnenez, qui dès l’aube suivante, travailleront déjà, au large, en pleine mer, sur le pont du bateau ?, et quand Mario m’a saisi par le bras, m’a dit qu’il fallait que je rencontre quelqu’un, le Capitaine, il a dit, j’ai pensé : voilà, avec un peu de chance, cette nuit j’embarque avec eux, cette nuit je deviens mousse, moi qui déteste naviguer, qui ne supporte pas les roulis et les tangages, avant même d’avoir grimpé sur la passerelle, j’avais déjà vomi, aussi discrètement que possible, entre deux voitures, près de l’embarcadère, les lumières tremblantes du feu des navires dansaient sous mes yeux, j’apercevais des corps d’homme titubant sur le quai, chacun rejoignant son embarcation, j’ai pensé à Dana Hilliot, le héros d’Ultramarine, qui s’engage comme moussaillon sur l’Œdipus Tyrannus (sic), tu en voulais des expériences l’ami ?, de quoi nourrir ta littérature ?, Hé bien ! Te voilà servi, c’est toi qu’on verra ce matin dès l’aube nettoyer le pont du navire à grandes eaux, malade comme un chien à cause de l’alcool, du tangage et des roulis, j’ai suivi Mario jusqu’à la cabine du Capitaine, en luttant tandis qu’ils parlaient, ces hommes-là ne s’arrêtent donc jamais de parler ?, contre le sommeil, le vin blanc a achevé de me démolir, après quoi j’ai décidé de regagner ma chambre, et là, maintenant, tremblant encore de l’autre côté de la passerelle, les pieds ancrés sur la terre ferme, il me tarde de rentrer à l’hôtel, il me tarde d’être vingt ans plus tard, quand je serais en mesure d’écrire au sujet de cette soirée et de cette nuit, car, pour le moment, la vie me dépasse, la vie me déborde, il n’est pas encore temps de se souvenir.