La typologie de la neige chez les Evenkis

Pour une introduction à l’ouvrage d’Alexandra Lavrillier and Semen Gabyshev (An Arctic Indigenous Knowledge System of Landscape, Climate, and Human Interactions. Evenki Reindeer Herders and Hunters, Verlag der Kulturstiftung Sibirien, SEC Publications, 2017. (Un système de connaissances indigène arctique du paysage, du climat et des interactions humaines. Éleveurs et chasseurs de rennes Evenki), dont je vais traduire ici quelques extraits, je renvoie à ma brève présentation : https://outsiderland.com/danahilliot/an-arctic-indigenous-knowledge-system-of-landscape-climate-and-human-interactions/

Le territoire parcouru par les éleveurs nomades de rennes Evenki (ou Evenk) est couvert de neige durant huit à neuf mois de l’année. Durant cette période, les Evenks nomadisent avec leurs troupeaux et chassent, passant d’un campement à l’autre à travers la taïga, longeant les rivières ou gagnant les pentes des montagnes. Dans le livre d’Alexandra Lavrillier and Semen Gabyshev, sont exposées en détail les très nombreuses particularités paysagères reconnues par les éleveurs, qui les exploitent au gré des besoins du troupeau, des opportunités de chasse ou des conditions climatiques changeantes. D’autres chapitres sont consacrés à la couverture végétale, aux observations météorologiques (les vents, les précipitations, les températures, les nuages, la qualité de l’air etc.. etc.)

Mais la neige occupe véritablement une place cruciale dans ce savoir encyclopédique comme l’explique Semen Gabyshev :

“Sans la neige, nous ne pourrions pas survivre, car cela signifierait pas de chasse, pas de mouvement. La neige nous renseigne sur les groupes ou les individus humains ou animaux qui ont traversé notre territoire et sur le moment où ils l’ont fait. Sans la neige, nous péririons du gel : la neige nous garde au chaud. Sans la neige, les rennes ne vivraient pas, ils seraient malades. La neige maintient le maître de la forêt (l’ours) endormi, donc elle ne crée pas de problèmes ; par cela, elle nous protège et protège nos rennes pendant la plus longue partie de l’année. Grâce à la neige, nous pouvons tout trouver dans notre paysage – grâce aux traces qu’ils laissent, nous pouvons trouver des rennes, du gibier et des gens. La neige est très utile pour les animaux et la couverture végétale : elle donne de l’eau aux animaux et aux plantes et constitue une réserve de nourriture durable pour de nombreux animaux. Elle irrigue la couverture végétale et protège les bourgeons du froid. Elle protège les forêts et le couvert végétal contre les incendies. Elle oblige les oiseaux à migrer et les protège ainsi des maladies de masse. La glace et la neige protègent ensemble les poissons des humains et les animaux des prédateurs pendant plusieurs mois.”

Le caractère protecteur de la neige, qui permet la conservation et l’irrigation des plantes et de la nourriture des bêtes, est connu également chez nous (les paysans se plaignent dans nos moyenne-montagnes que la neige se fasse rare).  On notera toutefois l’ambivalence classique des relations proies-prédateurs : la neige protège les troupeaux de l’ours durant son hibernation (d’où le problème quand les hivers sont “radoucis” et que l’ours s’éveille trop tôt dans la saison, menaçant les rennes nouveaux-nés), elle limite donc de manière générale la prédation, même si certaines neiges conservent la trace du passage des proies et facilitent leur chasse.

“La neige est pour nous comme un maître-esprit car elle nous donne tout (nourriture et eau), elle nous protège et protège l’environnement naturel. Elle soigne la nature, les hommes et les animaux en donnant aux plantes un fort effet médicinal.

Sans la neige, il y aurait beaucoup de stress, car sans elle, la chasse est très difficile, et nous ne pouvons pas survivre sans chasse.”

Tout est question d’équilibre donc, et les environnements enneigés assure si l’on peut dire une subsistance “durable” des prédateurs et des proies (on notera qu’on n’est pas ici, comme dans certaines sociétés Amazoniennes, dans une “forêt d’abondance”. Il ne suffit pas comme le disent les Huaorani d’aller à la forêt “trouver de quoi manger”.)

“Sans la neige, il serait également très difficile de prévoir le temps et les mouvements animaux. La neige est également cruciale pour maintenir un bon équilibre entre les humains (surtout les non-autochtones) et les animaux. Lorsque la neige est profonde, il y a plus d’animaux parce que les humains chassent avec difficulté ; par contre, lorsque la neige est moins profonde, les humains vivent mieux parce que la chasse est plus facile, mais les animaux deviennent moins nombreux. Ainsi, la neige maintient un bon équilibre entre les humains et les animaux.

La neige crée une bonne atmosphère, de l’air pur et une bonne humeur entre les humains et les animaux. La neige rend les humains, les animaux et le couvert végétal plus forts : les humains et les animaux deviennent plus sains, plus forts et plus résistants ; elle donne un fort effet médicinal aux plantes. La neige donne aux gens et à l’environnement de la résilience. De plus, la neige et la glace nous donnent la sagesse et la connaissance. Par exemple, si vous voyez beaucoup de petites traces d’oiseaux dans la neige, cela signifie que le temps sera chaud. La neige nous informe sur l’état actuel, passé et futur de tout : la couverture végétale, la faune, les rivières et le temps. De la glace, les Evenki disent qu’elle donne de l’eau, mais elle représente aussi une partie importante de leurs routes d’hiver et leur donne accès aux côtés opposés des rivières et des poissons”.

Source d’information essentielle, outil de prévision, on comprend pourquoi les Evenks passent beaucoup de temps à étudier les qualités de neige, à surveiller les dates des chutes de neige et les anomalies climatiques : leur survie et leurs activités en dépendent. On n’oubliera pas que la couverture de glace, comme dans toutes les régions arctiques et notamment en Sibérie, conditionne en grande partie la possibilité des déplacements et des transports : c’est sur le fleuve pris par la glace qu’on peut circuler et rejoindre les villages éloignés, c’est quand la rivière est gelée qu’on peut espérer la traverser sans risque.

Les observations relatives à la neige se déclinent dans une multitude de motifs dont je traduis ici une liste :

le niveau d’humidité,
la taille et la forme du flocon de neige,
l’état du flocon (y compris les flocons de glace),
l’état de la couverture neigeuse elle-même (compacte ou friable ; à l’état congelé ou fondu, etc.),
les couleurs (dans la catégorie du “blanc” occidental),
sa transformation par le renne,
la transformation physique qu’elle doit subir,
la profondeur,
le bruit qu’elle produit,
son emplacement (sur le sol, dans les différentes couches de la couche de neige, dans l’air, sur les arbres, etc.),
l’heure à laquelle elle tombe (chaque type de neige est attendu pendant une période spécifique de l’année avec un ordre spécifique, qui forme une norme. Bien sûr, cette norme admet un certain degré de variabilité ; cependant, si les limites de cette variabilité sont dépassées, on considère que le temps perturbe cet ordre et on le définit comme une anomalie selon les connaissances écologiques d’Evenki)

Voici quelques exemples relatifs aux qualités de neige et à leur caractère favorable ou défavorable pour les activités des nomades :

Par exemple, les types de neige peuvent produire plus ou moins de bruit. Ceci est important pour la chasse, car des neiges plus bruyantes effraient le gibier. Un autre exemple est la capacité d’un type de neige à supporter une zibeline chassée, le chien qui la chasse ou le chasseur (en traîneau ou à pied). Certains types permettent d’établir et d’entretenir des routes de neige : sans elles, les déplacements et la survie dans la taïga sont tout simplement impossibles. Un hiver trop chaud n’offrira pas le genre de froid qui gèlera la surface d’un chemin de neige créé la veille par les bergers. Un chemin de neige gelé est essentiel pour soutenir les rennes ou les motoneiges à mi-hauteur de la couche de neige et éviter un déplacement épuisant (ou impossible).

J’en avais déjà dit un mot, mais les Evenks n’ont pas attendu que les populations occidentales s’en inquiètent pour noter les premiers effets du changement climatique. Ils sont évidemment aux premières loges pour dresser des constats et les informations qu’ils procurent concernant par exemple l’évolution des qualités de la neige ces quinze dernières années sont précieux et remarquables. Un des objectifs de cette étude vise d’ailleurs à partager ces informations avec les scientifiques occidentaux. Et les Evenks n’ont pas manqué d’associer ces phénomènes, la réduction de la durée de l’enneigement, la hausse des températures, la qualité médiocre des premières couches de neige (qui sont très humides, voire laissent passer un vide ou de l’eau courante, accélérant donc la fonte), la succession inquiétante des chute de neige et des fontes sous l’effet de ces redoux successifs, la fragilité de la couche de glace dans les rivières, la fonte du pergélisol, avec les activités humaines : ils sont eux-mêmes confrontés dans la Taïga aux sociétés extractivistes et aux pollutions qu’elles occasionnent.

“Dans notre analyse, nous avons remarqué que les “anomalies” ne signifient pas nécessairement “événement extrême” ou “catastrophe” pour les nomades si elles ne mettent pas en danger la vie ou l’économie. Cependant, il y a une différence entre les “anomalies connues” et les “anomalies sans précédent”, car ces dernières créent la panique chez les gens même si l’événement ne les menace pas. Les gens sont confrontés à une réaction inconnue de l’environnement naturel qu’ils ne peuvent pas comprendre. Cette panique s’exprime par des exclamations en Evenki comme “la nature est brisée” (Buγa ukchapcha, Буҕа укчапча) ; “je ne comprends rien à la fonction illogique de cette pauvre nature” (Olok achem uidore sur buγakun manak nekekutten, Олок ачэм уйдорэ он буҕакун манак нэкэкуттэн) ; “notre terre a été retournée” (Dunnekun keltelgeren, Дуннэкун кэлтэлгэрэн), et “l’environnement naturel est en colère” (Buγa tukullen, Буҕа тукуллэн). Cette dernière phrase suggère que l’environnement naturel est en colère contre les humains pour les “mauvais traitements” (c’est-à-dire pour toutes les tentatives de l’industrie extractive qui “blessent” la terre et la nature).”

Vivre dans la Taïga en hiver n’est certainement pas une sinécure. On fait beaucoup de cas de “l’adaptation” des populations Sibériennes à ces conditions difficiles (et qu’on a de la peine à imaginer depuis nos régions tempérées), mais cette adaptation n’a rien de magique : elle repose sur un savoir extraordinairement précis et détaillé, dont on imagine bien que la transmission est vitale. S’il est vrai que les Evenks aiment leur forêt et ce mode de vie, au point de refuser, pour un certain nombre d’eux, le confort supposé des installations sédentaires en dur dans les villages édifiés pendant la période Soviétique, il n’en reste pas moins que la prudence est ici le gage de la survie.

“Comme on peut le voir dans les différentes sections sur la climatologie des Evenki, l’image romancée du nomade sibérien qui n’a pas peur du froid et des tempêtes et qui aime peut-être même ce temps n’a pas grand chose en commun avec la réalité : les Evenki n’aiment pas beaucoup voyager dans des températures qui descendent jusqu’à -45°C/-50°C. Pendant les tempêtes, les chutes de neige importantes et les grands froids, les nomades préfèrent rester à la maison pour préparer le bois ou fabriquer divers objets. Ils le font pour préserver leur santé et leur vie. En effet, ce livre montre que l’environnement naturel est extrêmement dangereux. En effet, en plus des prédateurs, le milieu naturel comprend de nombreux endroits et moments dangereux. Les connaissances que nous présentons ici concernent non seulement la chasse et l’élevage, mais aussi la survie.”