La signification spirituelle de la vie insulaire dans les sermons d’Isaac de l’Étoile

2. La signification mystique de la vie insulaire.

2.1. L’horreur de la solitude

Lorsqu’Isaac, accompagné de quelques moines, débarque sur l’île de Ré, peut-être dans les années 1167-116865, il ne trouve probablement sur place qu’un ensemble de bâtiments extrêmement modeste, sans doute plus propice à l’installation d’un ermitage que d’une abbaye proprement dite66. L’état de l’île n’était cependant plus aussi dramatique qu’au Xième siècle, époque à laquelle la population avait presque totalement déserté les lieux dévastés par les multiples invasions normandes. À partir du XIième siècle, les comtes du Poitou, sous la juridiction desquels l’île était tombée, avaient entrepris une vaste politique de repeuplement, en accordant notamment des avantages considérables aux nouveaux insulaires. L’arrivée des cisterciens allait d’ailleurs contribuer largement à l’essor économique réthais. Doit-on soupçonner dès lors Isaac d’avoir exagéré les difficultés de cette existence ? Ce soupçon doit être levé, nous semble-t-il, pour au moins deux raisons. La fatigue physique et la pauvreté matérielle dont parle Isaac étaient certainement bien réelles : les premiers arrivants furent sans doute astreints à de lourds travaux — défrichements, labours, construction des bâtiments — et la survie dans ce milieu encore relativement hostile n’allait pas de soi. De plus, il faut ajouter à ces difficultés matérielles, des difficultés d’ordre spirituel. En effet, la possibilité même de suivre le mode de vie cistercien devenait aléatoire. La peu nombreuse communauté avait à repenser les principes mêmes de son organisation pour adapter sa règle de vie en fonction de nouvelles conditions qui, somme toute, s’apparentaient à celles requises par l’existence érémitique67.

Les sermons 14 et 15 contiennent de nettes allusions à cette vie insulaire. Si on y ajoute d’autres passages du même type, recueillis dans d’autres sermons, on peut mesurer à quel point la précarité de cette existence pesait sur le corps et l’âme des moines. Le sentiment qui prédomine est d’abord un sentiment d’abandon, de solitude quasi-intolérable. Très tôt, l’expédition semble s’être réduite de plusieurs unités, sans doute quelques moines découragés par l’austérité des lieux :

« Et voilà pourquoi, mes bien-aimés, nous vous avons conduits dans cette solitude retirée, aride et âpre [hanc semotam, aridam, et squalentem…solitudinem]. Dessein astucieux ! il vous est possible d’y être humbles, impossible d’y être riches. Oui, dans cette solitude des solitudes, perdue dans la mer, au large, n’ayant presque rien de commun avec le monde [hanc solitudinem solitudinum, ut in mari longe iacentem, cum orbe terrarum nihil ferme commune habentem], nous voulons que, privés de toute consolation mondaine et pour ainsi dire humaine, il y ait en vous silence complet du monde [prorsus sileatis a mundo] puisque, sauf cet îlot à l’extrémité des terres [praeter hanc modicam insulam], pour vous le monde n’existe plus. O Seigneur dans mon éloignement j’ai fui, dans ma fuite je me suis éloigné au point que, vous le savez, je ne vois absolument pas d’au-delà où je pourrais fuir et m’éloigner. Un jour, dans mon désir de fuite, dans ma soif de solitude68, j’ai fini par aborder dans ce désert si vide et si lointain [in hanc demum appuli eremum, vastam adeo et semotam] : plusieurs de ceux que j’appellerais les complices de cette expédition m’ont abandonné, un très petit nombre m’a suivi jusque-là, eux aussi ont en horreur l’horreur même de la solitude [quibus etiam est horrori horror ipse solitudinis], et je l’éprouve parfois, je l’avoue. Il y a eu, Seigneur, renchérissement de solitude sur la solitude, de silence sur le silence [superaccrevit etiam, Domine, super solitudinem solitudo, silentium super silentium]. Car pour être plus habiles et plus exercés à parler à vous seul, nous sommes forcés, bien forcés, de garder entre nous le silence. » (S. 14, 11­12)

La soif de solitude qui tiraillait l’âme d’Isaac a donc été comblée au-delà de ses voeux. Cette solitude se mesure d’abord à la distance qui sépare l’île du continent, c’est-à-dire, spirituellement parlant, du « monde ». Mais cette séparation ne tient pas tant à l’ éloignement spatial — l’île de Ré n’est finalement qu’à deux ou trois kilomètres du continent —, qu’à la sauvagerie « aride69 et âpre » des lieux : cette île n’a « presque rien de commun avec le monde », et, à vrai dire, ici, « le monde n’existe même plus ». Les relations que le monastère entretient normalement avec la société extérieure qui l’environne, la structure hiérarchique même dans laquelle il s’inscrit, le système économique au sein duquel il joue, malgré tout, un rôle croissant, tout ceci a disparu, et du même coup, les « consolations » — Isaac précise : les consolations « humaines » —, qu’apportent ces liens d’interdépendance. L’absence de frères convers, notamment, se fait durement sentir70. C’est non seulement un lien essentiel avec l’extérieur, avec la vie séculière, qui est rompu, mais également la promesse pour les moines d’un surcroît de labeur manuel : « Car c’est à la sueur de notre front, plus qu’à celle des domestiques ou des bœufs, que nous devons manger notre pain. » (S. 14, 13) Mais ce qui frappe avant tout les moines, c’est ce silence, cette quasi-absence de la présence humaine. Pour Isaac, ce vide, cette désolation (vasta), évoquent naturellement, nous y reviendrons, l’expérience des Pères du désert, dont l’influence est si grande dans la spiritualité cistercienne. Qu’ il est pénible toutefois de quitter l’abbaye de l’Étoile, sa douceur, son relatif confort, et surtout la chaleur de la communauté. Dans ce désert humain, le moine éprouve les limites mêmes de son courage71: il y a, comme dit avec force Isaac, « renchérissement de solitude sur la solitude”, de « silence sur le silence », et tous ont « en horreur l’horreur même de la solitude ». Formule frappante qui permet de mesurer l’angoisse de ces hommes « abandonnés ».

2. 2. L’exil comme manifestation de la miséricorde divine

Telles sont les conditions dans lesquelles se déroule ce qu’Isaac appelle son « exil ». Cette grande pauvreté accentue évidemment l’aspect ascétique de l’observance cistercienne, mais, en même temps, elle fait apparaître plus qu’ailleurs sa nécessité. Le suivi rigoureux des règles fondamentales de la vie monastique devient ici la clef de la survie de la communauté. De plus, ces difficultés somme toute mondaines offrent en quelque sorte aux moines l’opportunité d’élever leur vie spirituelle vers la perfection. Pour encourager ses moines à persévérer dans la voie régulière, Isaac tient un discours où se mêlent deux points de vue : le premier, c’est celui du « monde » — voire celui du continent —, à la lumière duquel on mesure ce que l’on perd ; le second, c’est celui de la vocation monastique, qui permet de mesurer un profit spirituel. Le texte suivant donne un bon exemple de cette méthode :

« Ainsi en est-il de nous : cherchant à atteindre le ciel, nous nous sommes retirés du monde des hommes ; aspirant à la plénitude, nous avons rejeté les richesses ; ambitionnant les honneurs, nous nous sommes vraiment ravalés au rang de balayures de ce monde ! Nous qui, dans le monde, paraissions être quelque chose [Qui in mundo aliquid videbamur], qui dans la communauté de nos frères avions aussi quelque réputation, voilà qu’afin de pouvoir devenir vraiment quelque chose [ut vere aliquid fore possimus], nous nous sommes réduits à rien [ad nihilum]. Car qu’est-ce que le monde garde pour nous, je ne dis plus d’estime, mais même de souvenir ?” (S. 27, 2)

Le gain spirituel est proportionnel à l’éloignement. Dans ce retrait quasi-absolu, il y a non seulement une négation de l’avoir matériel (les richesses) et de l’être social (l’honneur, la réputation), mais aussi de l’être séculier dans sa totalité. Du point de vue mondain, on pourrait parler d’une véritable « néantisation » de l’être. Isaac compare cette « posture de l’être », à l’extrême tension, l’extrême concentration qui précède le saut de l’animal ou le vol de l’oiseau72. Ici, c’est l’âme qui se concentre et s’unifie, pour « atteindre le ciel ». La solitude investit en quelque sorte tout l’horizon de l’existence au point qu’il ne demeure même plus de place pour le souvenir du monde. Sur cette île du bout du monde, tout le vécu est d’emblée spiritualisé. On n’est « plus rien » au sens où cet aliquid que nous étions dans le monde n’a désormais aucune valeur. Mais du point de vue spirituel, on devient véritablement « quelque chose » (aliquid). En persévérant dans cette voie de négation radicale, le moine retrouve finalement ses véritables racines, et peut affirmer avec Isaac, dans un autre sermon qui renvoie à l’expérience réthaise :

« Pour moi, je le déclare, je suis à présent un étranger et un pèlerin [peregrinum] ici-bas, c’est-à-dire dans ce monde entier, comme si je n’en étais nullement originaire. Je ne suis pas fils de l’homme, mais fils de Dieu, caché sous l’apparence et la ressemblance de l’homme… Ensemble, nous sommes tous pupilles et orphelins ; nous n’avons pas de père sur la terre car notre père est dans les cieux et notre mère est vierge. C’est de là que nous sommes originaires ; ici, nous sommes étrangers et pèlerins comme l’ont été tous nos pères [Cf. I Ch. 29, 15]. » (S. 29, 8­9)

Une nouvelle fois, dans ce texte, Isaac manie deux registres de langage : la thématique de la pérégrination, de l’éloignement, peut évoquer, comme chez Bernard de Clairvaux, l’errance de l’âme « sans boussole ni direction, sur les routes du temps et de l’espace. »73 L’âme s’est alors éloignée de la droite voie, s’est détournée de sa véritable origine, et c’est pourquoi elle erre, soumise au désordre de « la région de dissemblance ». Ici, au contraire, l’éloignement est le garant de la véritable conversion, il est le signe d’un dépassement des contraintes spatio­ temporelles. Le « pérégrinant »74, auquel Isaac s’identifie, est libre de tout attachement mondain, et son errance est un cheminement vers Dieu, une recherche dans l’amour, par laquelle s’opère une révélation de l’ordre et du sens. En décrivant cet éloignement radical, que réalise l’exil rhétais, Isaac prolonge en quelque sorte la puissante théologie négative en œuvre dans les neuf sermons pour le dimanche de la Séxagésime75. L’exil à Ré s’inscrit donc chez Isaac dans une perspective proprement mystique. Dans cet abandon radical de toute chose ici-bas, dans ce « naufrage » corps et biens, on trouve les conditions optimales pour s’abandonner à Dieu seul76. L’expérience mystique est peut-être même évoquée dans cet autre passage, extrait du sermon 32 :

“Ainsi donc, mes bien-aimés, à l’exemple de notre Seigneur et Sauveur, après l’avoir suivi avec les anges au désert, non seulement un désert local, mais aussi celui de l’esprit, et parfois même celui de Dieu en dépassant notre esprit même [ipsum in deserto non solum loci, sed et spiritus vel etiam aliquando Dei, ipsum nostrum spiritum excedentes], méditons continuellement la loi divine écrite soit au-dehors par les caractères, soit au-dedans de nous par la nature, soit dans la figure de ce monde, soit dans la sagesse même de Dieu qui est loi éternelle et qu’on peut dire la Loi des lois.” (S. 32, 19)

Dépasser le monde, le « déserter » ; se dépasser soi-même, parvenir au « désert de l’esprit », en devenant pure intelligence; et, dépasser encore l’intelligence même, pour atteindre Dieu en son propre désert, dans son incogniscibilité : Isaac retrouve ici les expressions dont usent traditionnellement les mystiques pour décrire leur démarche dynamique.

Ainsi au sein même de la pauvreté la plus extrême se révèle progressivement la marque du dessein de Dieu. Cette épreuve où l’homme s’épuise physiquement et moralement dans une lutte incessante contre les tentations — celle de faire marche arrière, de se laisser aller à la paresse ou à l’irritabilité —, est en réalité un don de Dieu, qui invite le moine à se tourner vers lui, à puiser en lui une force de résistance :

“Mais il nous importe au plus haut point, mes bien-aimés, de considérer attentivement, avec action de grâces et louanges, la miséricorde de Dieu, que nous avions espérée et qui nous a été faite. Elle a daigné disposer cet exil, notre exil [exsilium nostrum], de manière qu’il nous soit loisible de prier, de méditer, de lire, qu’il nous soit nécessaire de travailler, pour avoir de quoi donner au nécessiteux, c’est-à-dire à notre corps actuellement charnel. Car c’est à la sueur de notre front à nous plus qu’à celle des domestiques ou des bœufs que nous devons manger notre pain.” (S. 14, 12­13)

“Aussi, mes frères, toutes les fois que la tentation nous attaque, qu’il s’agisse de la maladie, de la pauvreté, de la discipline trop sévère, de l’exil trop prolongé ou de l’ennui dans une solitude si écartée et un silence profond [aut prolongatioris incolatus, taedii etiam tam remotae solitudinis, et profundi silentii], dans les tentations de tout genre qui sont innombrables, par la lecture, la méditation, l’oraison, réveillons pour nous le Christ endormi.” (S. 15, 12)

“C’est pour le chercher “tandis qu’on peut le trouver” que nous avons de bon coeur perdu presque tout le genre humain et nous sommes perdus nous-mêmes.” (S. 21, 1 [Cf. S. 20, 1])

La seule consolation que puissent trouver les moines exilés, c’est le Christ qui peut la donner. On comprend mieux dès lors l’insistance d’Isaac dans les sermons 14 et 15, que nous avons commentés, sur le thème du Christ endormi. Dans ces conditions pénibles, il est vital de renforcer ce lien entre le monde et Dieu, de tenir éveillé le Christ en soi :

“Aussi, mes frères, devons­nous veiller avec le plus grand soin, avec d’autant plus d’attention que nous avons choisi une solitude plus lointaine [quo remotiorem eremum elegimus], afin que dans la barque de notre homme intérieur, pour qui l’homme extérieur est comme la mer, jamais ne dorme le Verbe de Dieu, qui, en lui­même, jamais ne dort ou n’a sommeil.” (S. 14, 5)

Cette orientation vers le divin, cette conversion renouvelée, se traduisent non seulement dans un effort pour maintenir vivants en soi la présence et le souvenir du Christ, mais aussi dans une participation consciente et voulue à son calvaire, à sa souffrance sur la croix. Dans ses propres souffrances, le moine doit s’efforcer de reconnaître le martyre du crucifié, et mieux encore, l’accepter et le vouloir.

“Pour moi je pense avoir des raisons d’appeler une croix cette discipline réclamée par notre profession et ce désert retiré [hanc disciplinam professionis vestrae, et abditam eremum non immerito crucem dixerim] : là, de même que la solitude vous sépare des autres, ainsi la discipline de l’obéissance vous sépare de vous-mêmes : car rien ne vous est permis de ce qui vous plaît, vous n’avez la propriété ni des biens ni de votre corps, vous n’avez aucune liberté ni pour agir ni pour vous reposer. Qu’est-ce que vivre ainsi, je vous le demande, sinon être pour le Christ, fixé à la rigueur du commandement d’autrui par les clous de l’obéissance, sinon être crucifié avec le Christ ?” (S. 15, 7)

Les difficultés mondaines et charnelles doivent être quasiment transfigurées. Seul, abandonné, pauvre, nu et naufragé, le moine partage la condition du Christ sur la croix :

“Le semeur est sorti… [Luc 8,5] Dans l’abondant dénuement de notre paisible et aimable pauvreté, nous sommes riches, vous le voyez, en manque de livres et surtout de commentaires ! Selon le mot admirable de celui qui disait, transporté de joie : “J’ai donné l’Évangile à cause de l’Évangile”, nous avons laissé les livres à cause des livres ! Ayant appris par les livres saints la valeur de la sainte solitude, le fruit de la paix, la grâce de la pauvreté, non seulement nous avons, comme autrefois, quitté notre maison et notre parenté charnelle, mais nous avons, mieux que cela, oublié pour ainsi dire nombre de saints frères et la maison de notre père spirituel; nous avons jeté par­dessus bord [iacturam facientes], en plus des autres richesses, les livres nombreux et variés77, le monde entier et presque le genre humain, lorsque nous nous sommes, à quelques-uns, nus et naufragés, évadés sur cette île lointaine, prisonnière de l’océan, pour y embrasser nus la croix nue du Christ [in hanc semotam et inclusam Oceano insulam, nudi ac naufragi, nudam nudi Christi crucem amplexi, pauci evasimus].” (S. 18, 1-2)

Le lien entre l’homme et Dieu se trouve donc raffermi, et la parenté de l’homme avec Dieu réaffirmée, dans la participation spirituelle de l’homme au martyre de Jésus-christ. L’expérience de l’exil à Ré prend ainsi une ultime signification : l’exil, dans son austérité même, est un don de la miséricorde divine, par lequel Dieu, dans sa toute puissance et sa compassion infinie, révèle le sens de la destinée humaine et caractérise son attachement à ce fragment d’humanité, ces quelques pèlerins naufragés en quête d’absolu.

« Voici en effet que nous aussi nous montons à Jérusalem. Car si nous sommes descendus en cette île, la dernière de toutes les terres, après laquelle, comme dit le prophète, il n’y en a plus d’autre, dans cette petite île perdue dans l’immensité de la mer [in hanc insulam omnium terrarum ultimam, post quam, ut ait propheta, non est alia, modicam et in mari magno occultatam descendimus], c’est pour monter à Jérusalem. »78 (S. 27, 1)

L’île de Ré : une image du paradis futur ? Non, sans doute. Mais, pour Isaac, une de ces « voies étroites » qu’il affectionne, un chemin que Dieu a tracé pour les errants

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