La signification spirituelle de la vie insulaire dans les sermons d’Isaac de l’Étoile

1. 5. Le sommeil du Christ et la vigilance monastique.

En dénonçant les débordements dont souffre parfois l’idéal monastique, Isaac rappelle du même coup l’exigence qui donne sa valeur à cet idéal : suivre l’exemple que le Christ nous a donné. De par sa double nature, à la fois humaine et divine, le Christ est ce modèle par lequel la vie humaine prend son sens. L’abbaye doit être ce lieu privilégié où les conditions sont réunies pour modeler sa vie selon le divin. C’est pourquoi, en souvenir de la Passion, la vocation monastique implique l’acceptation de la souffrance. Isaac le répète aux moines « qu’il faut tirer et pousser vers la croix et la souffrance de la vie religieuse et la vie pénitente auxquels par serment ils se sont donnés » :

“Car tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus subiront persécution [II Tim. 3, 12]. Et si la persécution du dehors manque, il faut que les disciples de Jésus crucifient en eux l’homme extérieur avec ses vices et ses convoitises, et que l’homme intérieur aussi soit fixé sur la croix de l’obéissance de Jésus, de manière qu’en tout et totalement l’humble disciple dise à son père spirituel : [Mc. 14, 36]” (S. 15, 6)52

La croix est l’enseignement majeur que le Christ a donné à l’homme. La tempête qui se lève sur le lac de Tibériade et le sommeil du Christ ont également une valeur pédagogique. Au début du sermon 14, Isaac interprète la tempête comme un avertissement divin : le cœur des disciples s’est « endormi », ils ont cédé à la paresse, à l’acédie, leur foi en Dieu s’est relâchée, Jésus provoque une tempête pour le réveiller53. Le sommeil de Jésus est lui-même un premier appel en direction des disciples indolents :

“Ainsi donc il s’est endormi visiblement quand eux-mêmes, l’âme endormie, n’étaient plus avec lui. Il leur a montré extérieurement leur état intérieur[Quod intus erant, foris eis ostendit]. Mais parce qu’ils n’étaient pas sensibles à un enseignement suave et discret, ils reçoivent du dehors un avertissement brutal.”(S.14, 3)

Le premier avertissement, le sommeil, s’adresse donc au cœur, à l’intériorité. « Ses paupières nous interrogent », écrit ailleurs Isaac (S. 13, 13). Le second, la tempête, vise à frapper les sens, à créer une sensation de peur régénératrice54. Effrayés par le déchaînement des éléments, les disciples vont instinctivement se tourner vers leur guide endormi, c’est-à-dire, dans l’esprit d’Isaac, réveiller en eux la présence du Christ, leur foi en Dieu. Car c’est en l’absence du Christ, par indolence spirituelle, que l’âme devient vulnérable. La présence et l’absence de Dieu en l’âme sont ici indissolublement liées au degré d’attention spirituelle dont l’âme fait preuve. Mais le sommeil du Christ ne doit pas être entendu au sens strict. Il signale plutôt l’absence de Dieu dans l’âme chez qui la foi est en défaut :

« Car frère, si tandis qu’il parle, tu commences à dormir pour lui, instantanément il dort lui aussi pour toi. Mais malheur à toi, s’il est endormi pour toi. Pour toi le vent veille, la mer veille, la tempête veille avec le déferlement des pensées et les houles des mille tentations ; il suffit pour cela que lui seul soit endormi avec toi. »(S. 14, 6)

Au sommeil des disciples dans l’épisode de Matthieu répond le très réel sommeil des moines dans l’enceinte de l’abbaye : « Où sont-ils donc ceux qui dans le cloître dodelinent de la tête sur leurs livres, à l’église ronflent aux leçons, ou aux chapitres s’endorment à la parole vivante des sermons ? En eux tous, le Verbe de Dieu parle et ils le négligent. Le Maître, le Seigneur parle et l’homme, le disciple dort. »(S. 14, 6­7) Cette lutte contre l’engourdissement de la foi est essentielle : la valeur de la vie spirituelle en dépend. Cette recherche de l’équilibre, caractéristique du projet cistercien, est vaine si le divin n’en est pas le moteur et la finalité. La règle n’est justifiée que si la foi en est la motivation : c’est ce qu’Isaac réplique aux interlocuteurs du sermon 50 qui remettent en question l’observance cistercienne55. Toute la règle exprime la volonté des moines à devenir « les imitateurs du Christ » (S. 50, 8). La prière, enfin, est l’effort essentiel pour demeurer à l’écoute de la volonté de Dieu56. C’est en elle que le moine trouve la force et la patience qui lui permettent de lutter contre le désespoir, le dégoût, l’acédie. C’est par elle également que le moine demeure sagement dans la crainte, par elle qu’il reconnaît l’indicible supériorité de celui qui le vivifie. Ainsi pourra-t-il lutter contre l’orgueil et demeurer dans l’humilité. Le sommeil du Christ dans l’épisode de Matthieu recèle donc un enseignement simple, mais primordial : l’authenticité d’une démarche spirituelle se mesure à la vigilance à laquelle on s’astreint57, à la présence de Dieu pour nous. Ainsi faut-il entendre le Verbe de Dieu qui est en même temps colère et amour,

“… tempête et tranquillité, qu’il dorme ou qu’il veille. Car dans son sommeil, par la voix de la tempête, il maudit l’acédie que suit l’agitation des pensées [Dormiens quippe tempestatis verbo detestatur acediam, quam fluctuatio cogitationum sequitur], une sorte d’orage intérieur redoutable [quasi interna quaedam et intolerabilis procella]; se réveillant et à l’état de veille, il recommande, par la voix de la tranquillité, la vigilance de l’âme et la ferveur de l’esprit [qui excitatus et vigilans mentis vigilantiam et fervorem spiritus tranquillitatis sermone commendat].” (S. 14, 4)58

Dans le sermon 15, Isaac approfondit encore son exégèse : si la barque sur laquelle Jésus et ses disciples sont montés symbolise la croix59, alors « dormir sur la barque c’est mourir sur la croix. » (S. 15, 8)60. Il y a donc ainsi, comme nous l’avions pressenti, un parallélisme entre la veille et la vie, entre le sommeil et la mort. Cependant le sommeil du Christ est infiniment plus signifiant que le sommeil de l’homme : quand Jésus s’endort sur la barque, ou quand il meurt sur la croix, ce sommeil et cette mort dépendent entièrement de sa volonté (S. 15, 8). Dès lors, ils sont porteurs d’un enseignement et d’une espérance. L’analogie entre le récit de la Passion et de la résurrection et celui de la tempête sur le lac de Tibériade est nette :

« Mais pendant son sommeil, la mer se déchaîne sous la violence des vents et les disciples troublés redoutent le naufrage ; à sa mort, les Juifs exultent et insultent, poussés par les démons, tandis que les disciples sont proches du désespoir, subjugués par la crainte. Tout cela, frères, est manifeste dans l’Évangile : il faut, pensons-nous, le signaler plutôt que l’expliquer. En effet, par le réveil du Christ, comme par sa résurrection d’entre les morts, quelle tranquillité s’est établie dans le cœur des apôtres d’abord et ensuite dans toute l’Église après le triomphe sur le monde et la mise aux fers de son prince ! » (S. 15, 9)

Le réveil du Christ, autrement dit sa résurrection, annonce l’éveil des âmes et assure la cohésion de l’Église. Rappelons-nous encore le passage du sermon 13 : « La barque désigne donc l’Église, qui, à force de bras, navigue encore dans ce monde, cette mer à l’immense étendue. » (S. 13, 2) Du souvenir du Christ et de sa passion dépend le salut de l’ensemble de l’Église :

« Considérons donc, mes frères, la grandeur du Christ et la sécurité qu’il y a à naviguer avec lui et pour lui, à souffrir et à mourir avec lui, en complétant ce qui manque à ses souffrances en nous, ses membres. Il faut que tous les membres absolument souffrent avec la tête qui souffre et que le Christ tout entier souffre, soit consommé par sa passion et ainsi entre dans sa gloire. C’est pourquoi qui n’a point part à la souffrance n’aura aucune part au règne. » (S. 15, 10)

Pour Isaac, le mystère n’est pas encore achevé : le Christ total61, en effet, est l’union de Dieu et de l’Église. En vertu de cette solidarité inaltérable, on peut dire que l’incarnation du Christ se poursuit durant les siècles, par l’Église et le Saint­ Esprit. Le Christ étendu sur la croix inaugure, par sa posture, l’union de Dieu, des âmes et des corps : en brisant cette union, comme on sépare la tête du corps, l’homme endosse une grave responsabilité. C’est pourquoi Isaac n’a de cesse de raviver dans l’âme de ses moines le souvenir de la Passion, et de rappeler l’axe essentiel de leur vocation, la vie à l’exemple du Christ :

« Ainsi donc, au souvenir de notre Sauveur et surtout de sa dilection et de sa patience où il nous révèle sa charité suprême envers nous et nous donne l’exemple suprême, soyons infatigables et tenons-nous immobiles dans toutes les sortes de tentations, associés pour lui à ses souffrances pour être avec lui associés à sa gloire. »( S. 15, 15)

1. 6. Synthèse : L’idée directrice des sermons 13-15

Au terme de ce commentaire, où nous avons tenté de suivre d’aussi près que possible le cheminement des méditations d’Isaac, nous avons pu mesurer l’attachement de l’abbé de l’Étoile à la vie monastique62. La densité de l’exégèse, la souplesse de la pensée, une sorte d’obstination dans la lecture du texte biblique, par laquelle le commentaire s’enrichit et s’approfondit, font véritablement du sermon « la parole vivante »63, la parole de vigilance qui occupe une place centrale dans le temps cistercien. Bonne illustration de cette vitalité, les sermons 13-15 déploient autour du texte de Matthieu une multiplicité de perspectives : morale, spirituelle, christologique, eschatologique. De plus, le « spectacle du monde extérieur » vient, à la manière de Bernard de Clairvaux, vivifier sans cesse l’exégèse.

Nous avons essayé de mettre en valeur ce qui nous paraît constituer l’idée directrice qui anime ces trois sermons : un rappel des principales observances contenues dans l’idéal de vie cistercien, et surtout la justification de cet idéal par l’exemple du Christ, qui constitue l’enseignement essentiel des Évangiles. C’est dans la vie du Christ que l’on trouvera, nous dit Isaac, la raison d’être des impératifs vitaux que sont l’obéissance, l’humilité, la pauvreté, le travail, etc…. On aura également remarqué l’importance du contexte dans lequel les sermons furent composés. Isaac, ne l’oublions pas, s’adresse avant tout à des moines, à ses frères. S’il éprouve le besoin d’en rappeler certains à l’ordre, quand ils sont en proie aux faiblesses spirituelles qu’occasionne la rigoureuse discipline monastique, c’est en tant qu’il est leur « père » et leur guide. Cette chaleur, cette humanité, cette proximité, sont particulièrement sensibles dans les sermons que nous venons d’étudier. Certes, il fait également allusion en termes voilés aux problèmes du « monde » extérieur à la communauté, et notamment, par le biais d’une dénonciation de l’orgueil de certains religieux, à l’évolution générale de l’ordre cistercien, tant au point de vue économique que politique64. Mais surtout, il s’attache à soutenir sa communauté « exilée » sur l’île de Ré : la densité et la profondeur des sermons sur Matthieu, 8, 23-27, naissent probablement de la gravité de cette situation, comme nous allons le voir maintenant.

Pages : 1 2 3 4 5 6 7 8

Comments are closed, but trackbacks and pingbacks are open.