La métaphore du gâteau et le mythe de la redistribution

Il faut se méfier des images et métaphores dont on use en vue de simplifier et rendre moins austère les raisonnements. C’est vrai dans toutes les sciences, ainsi que dans la conversation quotidienne. Le moins qu’on puisse dire est que les discours politiques usent et abusent de ces images ô combien parlantes et qui “valent tous les longs discours”.

Une image assez prisée dans les discours de gauche, de manière assez générale, c’est celle du gâteau que des convives sont censés se partager. Le gâteau représente la somme de richesses produites et disponibles à l’échelle d’une collectivité, une entreprise, un État, et les convives sont les employés (et le patron) de l’entreprise ou les membres de l’État. Dès lors, si l’on est de gauche, on s’inquiète de la juste répartition de ce gâteau, et, considérant qu’à l’évidence cette répartition est parfaitement injuste et inéquitable, on promet des mesures censées favoriser une répartition plus juste et plus équitable.

Si la richesse d’une nation était effectivement donnée comme un gâteau, ou disons, une certaine quantité disponible susceptible d’être partagée, la métaphore serait pertinente. Mais la réalité est toute autre, ou du moins peut être décrite d’une manière toute différente.

Si l’on se penche sur le contenu et les ingrédients du supposé gâteau, pour suivre la métaphore, on voit immédiatement qu’il ne s’agit pas de biens disponibles au sens où l’on pourrait simplement les acquérir et en jouir. À la limite, dans une société d’emblée équitable, une société anarchiste idéale, par exemple, qui aurait aboli la monnaie, et donc la spéculation financière, et surtout le salariat et la propriété privée, il ne resterait pour toute richesse que des biens effectivement produits et susceptibles d’être partagés entre tous les membres de cette société. Une répartition juste serait alors possible, au moins idéalement (dans la société anarchiste idéale, la répartition se fait selon les besoins, ni plus ni moins).

Or, dans le contexte du capitalisme contemporain, il n’en va pas du tout ainsi : ce qui compose ce soi-disant gâteau, c’est un mélange d’ingrédients qui, noués les uns aux autres, fondent la logique capitaliste par essence inégale. On y trouvera d’abord la propriété privée (du foncier et des moyens de production), puis le travail, c’est-à-dire la force de travail des corps du salariat (une forme d’esclavage rendu plus ou moins tolérable), l’exploitation des ressources naturelles (quasiment illimitée), et bine entendu le profit, désormais objet de la spéculation financière. Les maîtres du jeu capitaliste, ceux qui captent directement les profits et les dividendes, avant redistribution, prennent évidemment la plus grande part du gâteau et même le gâteau tout entier, dans la mesure où c’est eux qui en possèdent la recette et en dictent la fabrication. Au contraire, le travailleur (l’esclave rendu plus ou moins tolérable) ne profite pas du gâteau, contrairement à ce qu’on tend à lui faire croire, mais est un de ses ingrédients : son corps, son esprit, son désir, constituent une part de ce gâteau. Le grand propriétaire, le bourgeois, le nanti, demeure extérieur à la composition de ce gâteau, il est le seul à être autorisé à mordre dedans, ce gâteau est sa création.

La dite redistribution consiste non pas à découper une part dans ce gâteau créé par le Capital mais à découper dans un gâteau pour ainsi dire subsidiaire, fabriqué à côté du premier, infiniment moins copieux, constitué des impôts et des taxes – lesquels d’ailleurs sont versés par tous, d’une manière ou d’une autre. Le gâteau du capital doit demeurer intact dans cette affaire, on ne doit pas en parler, et se contenter d’être satisfait qu’il existe un second gâteau, susceptible d’être partagé. On notera d’ailleurs que la plus grande partie de second gâteau retourne au Capital sous la forme de cadeaux aux entreprises, de remboursements d’emprunts d’État, de financements des pouvoirs ici et là. Évidemment, ce mensonge sert les intérêts du Capital, et c’est cette falsification que la social-démocratie, de gauche ou de droite et toujours du centre, n’a cessé de soutenir.

Tous les programmes, y compris ceux de gauche, exceptés peut-être les plus radicaux parmi ces derniers, se contentent d’assurer qu’il sera tenu compte de cette répartition inéquitable, et promettent de  l’améliorer. Ce faisant, ils nous mènent, nous les plus pauvres, en bateau, lequel, à une lettre près, rappelle ce gâteau fantôme, etc.

Je ne vois pas de quelle manière, par quel miracle, le recours à la redistribution via l’impôt pourrait ne serait-ce que réduire les inégalités. La seule option véritablement juste suppose qu’on donne d’abord un grand coup de pied dans le gâteau capitaliste – mais il faudra, en tant qu’ingrédient, s’en extirper d’abord, en cessant de l’épaissir par notre travail salarié au service des cuisines du capitalisme. Bref, comme l’ont dit de nombreux anarchistes : grève générale illimitée. (Option imaginable et imaginée bien des fois : se taper un petit festin entre amis dans un coin reculé, un village en ruines, faire pousser des chèvres et supprimer l’argent, atteindre autant que possible l’autonomie – vis-à-vis de l’État et du marché -, mais bon, les CRS ne tarderont pas à débarquer, alors bon…)