La Jeunesse

Au bar de l’hôtel de ville, Gaston, qui tenait autrefois la salle de jeux : pacman, flipper, babyfoot, space invaders — y ai claqué toutes mes économies de lycéen avant de réserver les dites économies pour d’autres usages. En fin de course le Gaston — l’est déjà vingt trois heures du soir —, comme son compère Igor — on a toujours émis un doute sur ce nom là, y’en a qu’ont plutôt des têtes à se prénommer Fernand, plutôt qu’Igor, surtout avec ces rides qui lui tombent jusque sous le menton, des yeux en serpillère, putain de fatigue et d’épuisement que nous cause la vie quand même ! Et Saïd, tout revigoré, qui batifole autour de moi sous l’ampoule jaune du fond du bar (pas encore ce soir que je vais écrire mon bouquin j’le sens ! faudrait ptêt que je prenne garde à pas m’aventurer dans des endroits mal famés comme ça, mais là j’ai dix-huit ans à peine, faut bien passer par là si qu’on veut être un homme, un vrai, ainsi que, éventuellement, un écrivaillon). « R’garde c’te lupiotte » (qu’il m’enjoint) « ben tu vois c’soir, elle brille que pour moi ! » (et ma foi l’a pas tort, si on considère qu’il est planté juste en dessous, que toute l’assemblée s’est rabibochée vers le comptoir devant la Téloche, et que je compte bien migrer moi aussi au comptoir pour commander un muscadet). Sur l’écran de la dite Téloche, les programmes de la télévision française, Bourvil et Jean Marais, déguisés manifestement en gentilhommes renaissance, traversent un cul-de-basse-fosse rempli d’eaux sombres, il fait nuit, et posent la barque au pied d’une tour si haute que son sommet se perd dans l’obscurité lunaire. Ça vous fascine son monde, Gaston, Igor/Fernand, Saïd qui vient de rappliquer abandonnant son soleil solitaire, et le tenancier, notre papa à tous faut bien dire, celui qui nous expédie pas dehors même quand la maréchaussée lui impose de fermer son rideau après vingt-deux heures. « J’le connais cui là ! » (Saïd étale sa science : tu m’étonnes que tu le connais, ça doit être la cent douzième diffusion depuis qu’un abruti a allumé pour la première fois une putain de télé) « Ta Gueule l’arabe » (Ils l’appellent comme ça : mais pas sans tendresse bizarrement. Saïd, ça a pas l’air de l’offusquer). « Tu vois pas qu’on est concentré là ! ». Du coup, on n’entend plus que le bruit discret des caillasses qui se détachent du mur de la tour que Jean Marais a entrepris d’escalader. Et l’inquiétude chuchotée de Bourvil resté en bas, dans la barque : « Vous êtes fou, vous n’y arriverez pas ! » (si c’est pas des encouragements ! Casser le moral d’un guss en train de se taper une verticalité pareille à mains nues ! Virez moi ce scénariste ! ). Jean, malgré le froid et l’humidité grimpe rapidement, sans se départir d’une élégance fluide et gracieuse. L’arrive au sommet, où c’est qu’y a une fenêtre, ouverte (et si qu’elle avait été fermée hein ? C’est là qu’on aurait rigolé !), avec une princesse à l’intérieur de la chambre, qui manifestement, fait de la couture — rapièce un pantalon pour être exact). Là, tout le monde retient son souffle, tandis que la princesse fait Ô avec sa bouche en cul-de-poule et n’en croit pas ses yeux. Gaston, serrant avec angoisse son ballon de muscadet : « Ben. Ça m’rappelle ma jeunesse. » (Là je quitte subitement l’écran des yeux, et regarde mon Gaston, qui, au bord des larmes, semble en proie à la nostalgie déchirante de sa jeunesse enfuie, et je devine sa beauté à travers le champ de ruines dévastant son visage).