Une réserve de vie sauvage associative

L’Association pour la Protection des Animaux Sauvages a lancé ces dernières années un programme d’acquisition foncière en vue de créer des espaces dédiés à la préservation de la vie sauvage. Les fonds nécessaires à l’acquisition de ces terrains proviennent de dons privés ou de contributions de fondations. Les terrains sont parfois légués par donation. Trois projets d’acquisition ont abouti au jour d’aujourd’hui, la Réserve de Vie Sauvage du Grand Barry ® (dans la Drôme), domaine boisé et montagneux de 105 hectares, la Réserve de Vie Sauvage des Deux Lacs ® (également dans la Drôme), zone humide de 60 ha, et la Réserve de Vie Sauvage du Trégor ® (dans les Côtes-d’Armor), un morceau de forêt de 60 ha longé par une rivière. Les militants de l’association espèrent qu’une diversité d’espèces animales et végétales pourront y trouver refuge, et pour ce faire, ils instaurent à l’entrée de chaque réserve trois interdits : la chasse, l’exploitation forestière et la circulation d’engins motorisés.

Prenons la réserve du Barry, qui a fait parler d’elle dans les médias. Une centaine d’hectares représente un carré de un kilomètre de côté. C’est peu, diront les uns, mais c’est déjà pas mal diront les autres. La valeur symbolique de ces acquisitions est évidente, et nous y reviendrons, mais leur fonction de refuge pourrait bien séduire certaines espèces, dont le territoire vital trouverait à s’étendre au sein de ces domaines. Il sera intéressant en tous cas d’étudier les comportements spatiaux des grands mammifères et des carnivores qui vivent aux alentours du massif : feront-ils un usage différencié d’un tel espace ? Si, au bout d’un certain temps, cet espace est utilisé comme un refuge, et si, d’un autre côté, la chasse s’intensifie aux abords de la réserve, dans quelle mesure la concurrence n’induira-t-elle pas des déséquilibres entre les espèces ? Pour les grands mammifères, le territoire vital dépasse largement cent hectares (un cerf par exemple se déplace sur 1000 à 2000 hectares, beaucoup d’animaux changent de domaine vital (home range) selon la saison, la disponibilité des ressources alimentaires, les variations de la population, la pression des concurrents et des prédateurs, etc.. Les chasseurs qui possèdent des parcs de chasse privés connaissent bien la difficulté qu’il y a à fixer le gibier sur un territoire donné). Que penser enfin du credo de l’ASPAS :

« La gestion conservatoire recommande la non-intervention. Ces zones naturelles ne recevront dans la mesure du possible aucune intervention humaine. Elles seront laissées en libre évolution. » ?

Ce principe de non-intervention (qui constitue un leitmotiv classique chez les militants de la cause animale : « let animal be ») vaudra-t-il en cas d’incendie ou de catastrophes naturelles, et que ferons-nous si une épidémie se déclenche ? Souhaite-t-on protéger une zone «naturelle» ou protéger les animaux censés adopter ce sanctuaire ? Est-il si évident qu’en poursuivant le premier objectif on atteigne également le second ? Je laisse ici les naturalistes répondre — et l’avenir en tous cas nous dira comment les animaux répondent aux intentions des humains qui ont créé la réserve.

Je voudrais toutefois apporter un point de vue tout à fait différent sur cette initiative. Il est exprimé sur le forum chassepassion.net, un des espaces de discussion les plus actifs en France concernant la chasse, et le thème est abordé sous le titre : « ACHAT DE TERRAINS PAR DES ANTI-CHASSE ». Le ton est donné d’emblée, mais, en réalité, quand on entre dans les argumentaires des uns et des autres, qu’on dépasse l’ironie assez nette des intervenants vis-à-vis des «écologistes», notamment concernant les supposées compétences et connaissances des une et des autres en matière de milieux naturels, les objections et commentaires fournissent la matière d’un débat qui mériterait d’être posé.

L’objection majeure repose sur la naïveté supposée des concepteurs de ces parcs naturels privés (et reprend des questions que j’ai posées ci-dessus) : on émet de sérieux doutes sur l’équilibre des espèces dans ce genre de sanctuaire. Un des interlocuteurs prévoit que les sangliers vont y pulluler (et, reprenant la rhétorique classique chez les chasseurs, anticipe et la colère des agriculteurs et les coûts pour la fédération de chasse locale). Un autre (RedCloud), que je rejoins sur ce point, attend de voir : « Alors là qu’ils achètent des terrains pour leurs sanctuaires je trouve ça très bien,(…) comme ça un jour on fera un comparatif de la biodiversité dans les zones chassées normales, entretenues et leurs sanctuaires. ». Autre argument visant cette fois la non-intervention (et que je rejoins également) : « Ça peut marcher mais malheureusement la régulation du grand gibier sera inévitable. Car les espaces ne sont pas hermétiques.» La question de l’entretien de la forêt se pose également, dans la mesure où tout activité de foresterie étant proscrite, il y a là un facteur favorable au déclenchement d’incendie (l’incendie fait partie des événements qui affectent «naturellement» si je puis dire les forêts sèches, comme c’est le cas des forêts du bassin méditerranéen. Mais, compte-tenu de la densité des habitats humains, et des risques inhérents aux incendies, un propriétaire forestier est tenu d’assurer un entretien suffisant de sa forêt pour prévenir les incendies. D’autre part, si la forêt brûle, l’objectif de sanctuariser un espace pour les animaux sauvages est-il rempli ?

Dans le cours de la discussion, on en vient à évoquer la question de l’achat de foncier. Un interlocuteur fait remarquer que la chasse en milieu naturel n’est pas sérieusement menacée par ces projets écologistes (lesquels pour le moment ne concernent que des surfaces ridiculement petites), mais plutôt par les acquisitions de terrain de chasse par des « fonds d’investissement», qui privatisent ainsi de vastes parties de forêt ou de moyenne montagne, les clôturent, pour y organiser des parties de chasse réservées à des participants triés sur le volet, ou dans une perspective spéculative (par exemple en vue d’exploiter des richesses minières éventuelles). Ce constat rejoint bizarrement celui des militants de l’ASPAS : « (…) de plus en plus de grands espaces étant utilisés pour des chasses privées, les animaux ont de moins en moins de refuges. » Le phénomène d’accaparement des terres n’a rien d’une chimère — il est encore modéré en France (mais cela peut changer à l’avenir), mais prend des proportions extraordinaire dans le monde, et notamment dans les pays du sud.  Les chasseurs et les défenseurs de la nature, après les paysans, ont donc raison de s’en inquiéter, et ce n’est pas moindre paradoxe qu’ils puissent se rejoindre sur cette question, et en concluent que la réalisation de leurs objectifs passent par l’achat collectif (par voie associative ou autre) de foncier.

 


[En relisant cet article je découvre sur le site chasse-passion.net le communiqué de presse rédigé par le président de la Fédération de chasse de la Drôme, Alain Hurtevent, lequel est manifestement agacé, et on le comprend, par l’abattage médiatique autour de cette acquisition de terrain par l’ASPAS. Il y a une disproportion évidente entre la modestie de l’acquisition de l’ASPAS et sa portée symbolique. Or, rappelle-t-il, des initiatives dans ce genre, il en existe déjà en France, bien plus conséquente, et qui se sont opérées dans une bien plus grande discrétion. Ne serait-ce que dans la Drôme : « Que représentent en effet ces 100 hectares au regard des plus de 50.000 hectares de réserves de chasse instituées depuis 50 ans dans le département par les chasseurs drômois, soit une superficie 500 fois supérieure à celle de l’acquisition de l’ASPAS ? » Et, pour ce qui est de l’acquisition privée sous forme de réserve intégrale, nous avons l’exemple récent de la « réserve biologique intégrale (RBI ) de Saint Agnan en Vercors ( Drôme) et Saint Andéol en Vercors (Isère). Cette RBI couvre une superficie de 3000 hectares où depuis 3 ans le gestionnaire laisse libre cours  “à la dynamique spontanée des habitats, aux fins d’étude et de connaissance des processus impliqués, ainsi que de conservation ou développement de la biodiversité associée (entomofaune saproxylique, etc.)” » Là aussi, les interventions sylvicoles et la chasse sont interdites, et l’accès extrêmement réglementé. Enfin, il rappelle l’existence de la Wildlife Habitats Foundation (WHF), créé en  1979 et reconnue d’utilité publique depuis 1983, qui, grâce aux donations volontaires de chasseurs, a permis l’acquisition de plus 5500 ha riches d’une biodiversité remarquable sur tout le territoire.

Il est effectivement frappant de constater comment ces pratiques sont peu médiatisées comparativement aux initiatives qui viennent de la sphère « écologique » proprement dite (ou revendiquée comme telle). Alain Hurtevent ajoute, et je le suivrais sur ce point, qu’on ne souffre pas tant d’une diminution de la population des grands mammifères en France (à commencer par les cervidés et les sangliers) que de l’explosion de ces populations (mais je noterai qu’il faudrait vivre à la campagne et fréquenter les forêts pour s’en rendre compte !). Et il conclut en concédant que « le monde de la chasse pèche sans doute d’un déficit de communication. » (point sur lequel je reviendrais) ]


 

Toutefois, si les lois qui régulent plus ou moins en France l’achat de foncier (notamment de terres agricoles à travers les SAFER) et garantissent des zones de protection relative (à travers les parcs naturels et les zones Natura 2000 par exemple) venaient à s’affaiblir, ou que des investisseurs parviennent à les contourner avec le soutien des pouvoirs publics et des potentats locaux, comme c’est déjà le cas dans bien des régions du monde, ces initiatives « citoyennes » (et je compte ici pour citoyens aussi bien les défenseurs de la nature que les chasseurs, les pécheurs et les petits paysans) feraient bien pâle figure comparées à la puissance des multinationales qui sévissent un peu partout dans le monde. Et nous assisterions non seulement à une privatisation tout azimut du territoire, mais aussi à la restriction des zones publiquement accessible (on imagine une myriade de zones «réservées» à tel ou tel usage). L’exemple accablant de la Sologne, territoire littéralement accaparé par les propriétaires de chasses privées, et fragmenté en zones clôturées laisse imaginer à quoi pourrait ressembler un paysage livré à la course à l’appropriation des terres : on lira avec attention le dossier que le Petit Solognot a consacré aux grillages qui découpent la Sologne de part en part.

Un autre exemple me vient à l’esprit : celui de Douglas Tompkins, l’ex-PDG de The North Face (une marque de vêtements fameuses chez tous les amateurs de sports de pleine nature) et de son épouse Kristine, propriétaire de Patagonia, autre marque de vêtements réputée. Le couple, devenu extrêmement fortuné, a entrepris de racheter des terres en Patagonie afin de créer une réserve environnementale (et, de manière plus ambitieuse, un parc naturel). Ils suivent l’exemple de ce millionnaire italien qui avait déjà légué au Chili les terres qui sont devenues le parc national Torres del Paine. Le projet des Tomkins est, comme celui des membres de l’association pour la protection des animaux sauvages, largement inspiré de la deep ecology, mais les superficies concernées sont incomparables : il s’agit ici de protéger plus de 8000 kilomètres carrés. Cet espace serait avant tout dédié aux touristes, ou du moins à une poignée de touristes suffisamment aisés pour pouvoir se rendre en Patagonie, et l’espace accessible par les visiteurs n’occupe actuellement que 2% du parc. Conformément aux principes radicaux de Tompkins, un espace naturel se porte mieux sans présence humaine, et les humains ne seront tolérés que dans les sanctuaires à vocation pédagogique, selon un modèle défendu également par nombre de protecteurs des animaux (la protection de la nature et les animaux doivent être protégés des humains — quelle genre de vie devrait alors vivre les humains, ainsi coupés de la nature et des animaux, voilà une conséquence qu’on développe rarement, mais passons). On notera avec intérêt que Douglas Tomkins se garde bien d’évoquer les rares humains qui vivent sur place ou ont un certain usage des montagnes dont il est désormais l’heureux propriétaire : une densité humaine peu importante  ne signifie pas pour autant une absence totale d’humains, ou une « nature » absolument vierge. Les récriminations et les craintes des « rares » habitants sont évidemment autant qu’il est possible passées sous silence par les promoteurs du projet et les états concernés (l’Argentine et le Chili).

Que penser de ce projet ? Quand une multinationale s’accapare des terres en Afrique, en Asie, en Amérique du sud, pour y lancer des projets d’extraction minière ou d’exploitation des sous-sol par exemple, on est fondé à craindre un cas relevant de la justice environnementale (on devrait dire, de l’injustice environnementale). Dans le cas de Tomkins, les choses paraissent plus compliquées. L’environnement se portera certainement mieux dans le parc créé par le millionnaire américain que si l’on abandonne ces mêmes terres à des projets visant à développer l’exploitation des énergies hydrauliques ou issues de l’extraction d’hydrocarbures. Le point de savoir si la population est lésée dans l’affaire importe néanmoins si on se place du point de vue de la justice environnementale. Le fait est que les habitants des environs se méfient (ils craignent par exemple de ne plus avoir l’usage de ces terres, ou que leur avis ne soit plus jamais pris en compte). La conception privée que Tomkins se fait du bien se traduit en acte dans la mesure où Tomkins dispose d’une immense fortune. Quant aux habitants du Chili ou d’Argentine, on ne prend pas la peine de recueillir leur avis à ce sujet. La conception politique du bien général et le débat qu’elle suppose (et qui, il faut bien le reconnaître, est trop souvent évité par la puissance publique, à coup de procédures spéciales) sont réduits au silence par la conception des plus riches. Assez typiquement, les Tomkins se permettent de réaliser leur conception du bien dans un pays lointain (la Patagonie) parce qu’ils se pensent comme citoyens du monde, et, mieux encore, comme des représentants légitimes de la planète en danger. Ce droit et cette légitimité que leur argent leur donne, et qui leur permet de négocier en position de force avec les gouvernements et les propriétaires concernés, n’est pas un droit politique. Quand des terres sont rachetées par une puissance privée, les citoyens sont mis en quelque sorte devant le fait accompli. Tomkins n’a pas besoin de créer un débat autour de l’avenir de la Patagonie — il a le pouvoir de fabriquer cet avenir, quoiqu’en pensent les gens du cru. Les politiques de la nature, qui restent à inventer, ne peuvent pour le moment que céder devant les puissances du marché — reste à prier que les « protecteurs de la nature» l’emporte sur les «maîtres et les possesseurs de la nature» : mais prier n’est pas un comportement politique, c’est s’en remettre, et c’est trop souvent le cas, au fait du Prince, à une forme de despotisme prétendument éclairé.

Il semble illusoire d’espérer lutter contre l’appropriation des terres par les sociétés privées en achetant collectivement quelques lambeaux de prairies, de forêts ou de montagnes. Cette lutte sera de toutes façons inégale et ne fera qu’accroître une parcellisation du territoire, laquelle est dommageable me semble-t-il à tous égards, et pour tous les acteurs concernés, les paysans, les chasseurs et les écologistes, bien entendu, mais également et surtout pour les animaux (sans parler des randonneurs et des promeneurs du dimanche). Cette question de la propriété des terres s’inscrit plus globalement dans la perspective des paysages « que nous voulons » (ce que j’appelle le «droit aux paysages») : et c’est ici que les instances politiques doivent faire valoir leurs droits (y compris et peut-être même surtout au niveau le plus local, à travers des outils de concertation et de décision réunissant les habitants des territoires concernés). Les droits de préemption des organismes existants (la SAFER par exemple) doit être élargi, dans le cadre de négociation systématique avec les représentants des communes concernées. Les espaces appartenant à la collectivité (par exemple les biens communaux, utilisés et valorisés dans une perspective environnementale) doivent être protégés et augmentés. À contre-courant de la tendance majeure du capitalisme de marché, il faut affirmer la nécessité d’une augmentation territoriale du domaine public et mettre en place des modalités de discussions entre les habitants, discussions portant sur les usages possibles de tel ou tel domaine.

 

SOURCES : La Réserve de vie sauvage du Grand Barry
Association pour la Protection des Animaux Sauvages

Douglas Tompkins, l’homme qui achète la Patagonie
Rédaction | Jean-Baptiste Mouttet | 20/06/2011, YOUPHIL

 Communiqué de presse du président FDC 26 : Alain Hurtevent (Chasse-Passion.net, juillet 2014)