La Connaissance de la douleur, de Gadda

“Ce pauvre lumignon fatigué, cette immobilité enclose dans son cylindre translucide, sous l’abat-jour de verre (cône de blancheur opaque autour du mécanisme de la douille ajourée), voilà donc, pensait-il,tout ce que lui réservait sa mère : dans cette demeure aux bois hantés de vers, au fond d’une campagne déserte. C’était, du moins, cela, tout ce que ses père et mère avaient jugé, en plus d’utile, suffisant : pour la vie, le progrès, le bonheur de leurs fils. Pourtant, ils avaient bien connu eux-mêmes, que diable ! quel genre de billets ou de cartes d’invitation, quelle sorte de pentacles gras et talismans,a cours aux portes : ouvre aux mortels, et jusqu’au pithécanthrope-maïs, les vantaux historiés d’or et d’ivoire massif : l’huis à tambour des Odéons. Marées d’hommes et de femmes, où, distinctement,on peut voir flotter coiffeurs de luxe, sous-maîtresses de maisons, fabricants d’accessoires de motocyclettes ou de cocardes. Vers les blocs de peptones Liebig, les vaches en convois venus du Nord-Ouest ; en wagons découverts à passerelle centrale, que parcourt un gaucho convoyeur aux yeux mélancoliques. Tels étaient les traits sud-américains de Fortune. Mer démontée plaquant à grands coups des radeaux aux occupants perdus, délavés, parmi des sargasses de Chinois et de bras de nègres montant du fermenter des flots : Arméniens, Russes rouges ou blancs, Arabes qui s’étaient conquis une chaloupe à force de couteau, Levantins authentiques portant cargaison, sur l’épaule, de faux tapis venus de Monza : et sur le mugissement diffus de cette tourbe en toboggan sans dieu ni diable, multitude flagellée contre le rivage par le précipiter des vagues, voici, enfin, venir, triomphe blafard, les entrepreneurs des pompes funèbres, lot réduit à l’extrême, un par ville du Maradagàl, bénéficiant du plus rentable des privilèges et exclusivités : le monopole des cadavres. Ainsi de l’entreprise Flejos. Des bières de zinc revendues trente fois leur coût à l’affliction des endeuillés,trente ans durant : si ceux-là s’étaient enrichis, c’était par la plus légitime d’entre toutes les prises de bénéfice. Et puis les femmes, les femmes, juste après le zinc et la Recoleta ; les femmes : des chaloupes de cabotage retapées et peinturlurées : un rire de bacchantes ouvert jusqu’aux oreilles sur trente-deux dents : une jupette chiffonnée, mi-coton mi-laine, pour tégumenter d’un mystère à diez pesos (cinquante-cinq, de ce côté-ci de la mer) la miteuse mécanique du coup de hanche : le chiffon maculé d’une pauvre négresse aurait eu meilleur ton. Aux antipodes : les charcutiers, rats moustachus, saucissonneurs d’autres rats : adipeux ; trônant haut, sur le marbre, hache et cimeterre en main, les bouchers ; les maquignons donnant, cramoisis, de la voix sobre el ganado, au foirail ; les magnaniers en frac, tuméfiés par la prosopopée des vertus keltikaises au grand complet, bardés de onze fanons, mais incapables de lâcher un seul z entre leurs soies : les ingénieurs électriciens, plus myopes qu’artichauts : les prêtres (presbytériens) en costume de bal, les droguistes brachyschéliques aux braies bourrées de saccharine de contrebande ; les ingénieurs cornus, les docteurs en boyaux, en rognons, les spécialistes en taratata : les gardes assermentés, voleurs, gaziers, entremetteuses asthmatiques, replâtreurs et replâtreuses de tout poil. Plus le spectre du barde, terreur des volailles,passé minuit, dans le poulailler de la Giuseppina : jeteur de sales sorts ! Marée sans repos qui déferlait à l’abordage, là dehors, qui s’abattait contre une rive en délire, étalant une écume toujours nouvelle, resuçant, immonde, son ressac. Pommade mercurielle, évangiles apocryphes : qui glissaient là, vers la flambée hallucinée des Odéons : là : avec, derrière, les magasins généraux de l’entreprise Flejos and Co”

(Carlo Émilio Gadda, La Connaissance de la douleur, traduction Louis Bonalumi & François Wahl)