la confusion des luttes ou une conséquence dramatique de la propagande ultralibérale

Une des stratégies les plus efficaces de la propagande néolibérale – et, de manière générale, des pouvoirs qui s’efforcent de perdurer dans le temps – se résume par la formule : « diviser pour mieux régner » (divide et impera).

Pour prévenir la réunion des revendications, la conjonction des opposants contre le régime en place, on répand l’idée que le véritable ennemi n’est pas celui qui occupe actuellement le pouvoir, mais une classe de la population en particulier désignée comme responsable des maux qui accablent une autre classe (ainsi, de manière classique, la cible des classes moyennes pauvres peut être les plus pauvres sans emploi ou bénéficiaires d’allocations sociales, ou bien les étrangers, immigrés – dans les deux cas, c’est une forme de xénophobie qui se manifeste, et fait le jeu des classes dominantes économiquement). L’éparpillement des révoltes et des luttes permet ainsi de désamorcer ainsi la bombe sociale – et les conservateurs continuent plus ou moins paisiblement d’œuvrer à la préservation des inégalités. .

Cela est bien connu. Ce qui est peut-être moins bien perçu (parce que nous sommes plongés jusqu’au cou dans ce monde-là), c’est la manière dont les propagandes néolibérales n’ont cessé de faire usage de ce stratagème de concert avec la promotion de l’individualisme égoïste, l’homo consumerus considéré comme la figure la plus désirable du monde contemporain, lequel ne mérite le titre de rationnel que s’il agit d’abord et avant tout en fonction de son intérêt propre (sous-entendu, son intérêt économique). Dans cette perspective, « l’homme est un loup pour l’homme » dans le champ de la compétition amorale et sans limite, ou, si l’on préfère, les “collectifs” n’ont de sens qu’à défendre des intérêts propres, partiels, localisés : c’est là au mieux de « l’égoïsme de groupe ».

De manière encore plus insidieuse, la grille de lecture néolibérale, dans la mesure où, après des décennies durant lesquelles elle a été projetée quotidiennement via les médias de masse, dans les entreprises, les discours politiques de droite comme de gauche, finit par devenir le fond commun de la pensée politique même des groupes militants les plus motivés.

C’est très flagrant à gauche, où les militants sont en général les plus actifs. Chacun se révèle compétent dans le domaine qui l’occupe, la défense des droits des LGBT, des migrants, des pauvres, des sans logement, de l’environnement, du climat, des conditions de travail, etc., mais, dès qu’on sort de son pré carré, les problèmes commencent. D’où le fait que les appels à la convergence des luttes aboutissent parfois, quand elle se réalise, à la plus grande confusion (et on parle alors à raison de “confusionnisme”).

Plus grave encore à mon sens dans un monde désormais sujet à la plus grande instabilité, affecté qu’il est par des crises mondiales, c’est qu’il devient très difficile, étant donné la multiplication des points de vue partiels, localisés, chacun doté d’un langage propre qui confine parfois à un jargon inintelligible pour le militant d’une autre cause, de prendre la mesure d’enjeux qui sont globaux, mondiaux, planétaires. Les trois crises que nous vivons actuellement, la crise pandémique, la crise climatique et la crise militaire en Europe, constituent une épreuve de pensée redoutable pour des groupes militants habitués à défendre leur cause, laquelle ne s’articule pas forcément avec ces enjeux dramatiques. Tout se passe comme s’il était extrêmement douloureux pour ces militants souvent dénués de culture politique globale d’accepter l’idée que les concepts spécialisés dont ils sont familiers puissent être affectés, voire bouleversés, par les crises qui surviennent et dont l’effet évident est de rebattre les cartes.

C’est là, comme l’ont vu bien des analystes de la recomposition sociale contemporaine (je pense par exemple à Alain Ehrenberg dès les années 90, parmi beaucoup d’autres), un des effets collatéraux de la propagande néolibérale et de sa promotion (en régime démocratique tout du moins) de l’individualisme le plus radical : les collectifs qui en émergent sont extrêmement fragiles, agrégeant des individus qui manquent parfois cruellement de culture politique globale, souvent démunis au moment de penser des crises qui mettent à mal les représentations dualistes, les oppositions basiques, la désignation de l’ennemi. Ces crises rendent encore plus complexes la compréhension du réel, et bousculent les visions les plus simplistes.

Certains militants, regrettant le sans doute le confort relatif que leur procurait leur vision du monde partielle, leur combat localisé, éprouvent à l’égard de ces crises un sentiment de colère : le monde n’est pas comme on aurait souhaité qu’il fût. Certains en viennent même à nier la réalité de ces crises, comme on l’a vu à gauche parfois pendant la pandémie (au nom de la « défense des libertés individuelles » – formule qui flirte assez paradoxalement avec une forme de libertarianisme qu’on ne s’attend pas à entendre à gauche, mais qui confirme l’adhésion inconsciente aux valeurs du néolibéralisme). On le voit aussi maintenant chez certains qui, sentant bien le bouleversement qu’induit dans les pensées l’agression russe en Ukraine, en appelle plus ou moins naïvement à « la paix » : on se demande de quelle paix il s’agit, et si ce n’est pas surtout une invocation quasi magique à une situation antérieure, quand la guerre n’avait pas débuté, situation dans laquelle il pouvait militer « en paix » pour ainsi dire.

Si la gauche ne fait plus recette, en France tout du moins, c’est en partie parce qu’elle a souscrit avec le temps, sans y penser sérieusement, au modèle de l’individu néolibéral, accordant la priorité aux libertés individuelles sur les questions de justice sociale (les premières étant plus payantes électoralement). Elle s’est perdue par paresse, et en mettant en avant des représentants médiocres, confus, plus pressés de défiler devant les médias que de réfléchir à ce qui nous arrive maintenant.