La clé de l’église

On m’a confié la clé de l’église. J’aurais aimé écrire « les clés », mais il n’y en a qu’une. Une toute petite église, veillant sur un tout petit village, mais une lourde clé de fer forgée. Je ne sais pas grand-chose de l’édifice sinon qu’il se situe littéralement à deux pas de chez nous, qu’on y célèbre, m’a-t-on dit, une messe et une seule, chaque été au 15 août, qu’une chorale s’y produit parfois, et qu’elle demeure fraîche même quand la chaleur, comme ces dernières semaines, écrase le village, brûlant les vivants et les morts, les plantes et les murs de pierre blanche. Chaque matin, au réveil, après le petit-déjeuner, j’ouvre à l’aide de la clé les deux battants de bois, et chaque soir, à la tombée du jour, je les referme. Dans l’après-midi, je m’y installe une petite heure, quand j’ai besoin de faire le tri dans mes idées : je vais m’asseoir sur un banc, sous la chaire, et griffonne sur des feuilles à grand format quelques notes concernant mes travaux en cours sous le regard pétrifié des statues.
 
Mon amie plaisante à ce sujet en me faisant remarquer que j’ai finalement trouvé un emploi, et elle songe en disant cela à Jeannette, qui, à l’époque où nous habitions une petite ville du Cantal, avait en charge l’ouverture et la fermeture des portes de l’église. Toutefois, son église à elle avait plutôt l’allure d’une cathédrale, alors que la mienne mérite au mieux, si l’on s’en tient aux dimensions, le titre de chapelle. Jeannette y faisait aussi un peu de ménage, secondant le sacristain, rangeait et disposait les chaises et les agenouilloirs pour l’office du dimanche, et le reste du temps, promenait son chien dans les ruelles où nous ne manquions pas, plusieurs fois par jour, de nous croiser, car j’ai aussi un chien, que je promène tout autant qu’elle. On bavardait un peu : le temps qu’il fait d’abord, quelques ragots dont elle faisait son miel, un film qu’elle avait vu au cinéma, car elle prenait à cœur d’aller au cinéma et au restaurant une fois par semaine malgré ses modestes revenus. Une petite vieille édentée, qui n’avais pas sa langue dans sa poche et avait épuisé nombre d’évêques et de curés depuis qu’elle avait été choisie pour cette tâche.
 
Me voici donc dans ma petite église, que personne ne visite jamais. Sur l’autel, quelques fleurs de tissu éternelles, et derrière le chœur, dans la sacristie, un large bouquet de tournesols qui, faits de la même étoffe, ne périront pas de sitôt. Des statues de plâtre bariolées avec des dorures condamnées à soutenir pour toujours le même regard figé, jusqu’à ce qu’elles s’effondrent, pour une raison ou pour une autre, et retournent à la poussière. Sur le lutrin, les pages ouvertes d’un grand livre de psaumes, pages qui sans doute n’ont pas été tournées depuis le 15 août de l’an dernier, ça fera bientôt un an. Les couleurs du retable s’effaceront plus rapidement sans doute, mais le marbre sur lequel il repose semble indestructible. Un des vitraux est brisé aux pieds de Saint Georges – ce qui ne l’empêchera pas de triompher ad vitam eternam du dragon, et l’harmonium tombe en ruines. Dans une des chapelles latérales, une petite Vierge noire et l’enfant Jésus, noir également. Un confessionnal en assez bon état, avec encore un coussin violet à la place du confesseur.
 
Bizarrement, je me prends d’affection pour cet édifice solitaire et oublié, et, en lui rendant visite trois fois dans la journée, pour ouvrir, méditer un peu, puis, fermer, j’ai le sentiment de le sortir un peu de cette gangue d’éternité dans lequel il est en quelque sorte piégé. Je rétablis un semblant de rythme, une ébauche timide de ritualisation, un ersatz de vie. Comme si j’avais la charge d’une très vieille personne abandonnée de tous ses proches, une vieille personne silencieuse, mais plus solide sans doute que tout ce qui dehors s’agite, s’élève et se délite, plus réelle d’une certaine façon, parfaitement indifférente à l’atmosphère du fin du monde qui berce l’époque, le témoin muet d’une très ancienne culture disparue, ou, si l’on préfère, d’un monde perdu. Cela m’occupe un peu sans doute, me donne aussi quelques devoirs, et qu’importe à vrai dire mon anti-cléricalisme foncier, j’ai toujours aimé saluer les chapelles de village, étudier les modillons, rêvasser un moment assis sur les bancs austères et inconfortables.