L’ Arrestation

Hier soir, je cherchais une référence dont j’avais besoin chez Hermann Broch, et, divagant entre les pages des Irresponsables, soudain m’est venue l’image d’un homme, que j’ai un peu connu autrefois, quand j’habitais dans le Cantal, il était déjà âgé quand j’ai cessé de le croiser dans les rues de la petite ville où j’habitais, nous étions voisins, je ne sais pas s’il est encore en vie, quinze années se sont écoulées depuis notre dernière discussion, qui portait précisément sur Hermann Broch. C’était son auteur de prédilection, il lisait ses livres en allemand, mais je crois me souvenir qu’il était spécialisé en littérature Italienne, et qu’il avait exercé la profession de bibliothécaire à Paris. De stature frêle, le teint fort pâle, derrière des lunettes de lecture qu’il ne quittait pas, il me donnait toujours l’impression de porter un lourd secret, et de traîner une souffrance indéracinable. Il vivait je crois avec sa sœur, dans une vieille maison bourgeoise de la cité médiévale, et ne souriait que rarement. Tu devrais lire, m’avait-il suggéré, la Mort de Virgile (il savait que j’étais antiquisant).

Plus tôt dans la soirée, et c’est sans doute en partie la raison pour laquelle j’avais été fureté dans les pages de Broch, j’avais lu une brève d’actualité sur la manifestation des policiers devant l’Assemblée Nationale, soutenue par une bonne partie de la classe politique du pays, et l’article renvoyait vers les résultats d’un sondage, indiquant que la majorité des membres de la police et des militaires serait prête à voter à l’extrême droite aux prochaines élections. Rien de très nouveau, et voilà qui s’accorde avec l’air du temps, aux relents xénophobes, identitaires et sécuritaires. À quelques pas de là, ceux qui en ont les moyens célébraient en ville le retour de « l’art de vivre à la Française ». Les mots de Broch planaient à l’arrière-plan de ma conscience comme une menace.

Vers 5 heures, cette nuit, je me réveillais en sursaut. Sans doute un bruit dehors, un cognement léger, une fenêtre battante. J’avais lu jusqu’à très tard et me rendormis plus ou moins avec le genre de rêvasserie qui se brode spontanément sur les évènements de la veille ou de l’instant. On frappait à la porte. C’était la police, cinq ou six types en uniforme que je découvrais en ouvrant la fenêtre de la chambre à coucher. J’embrasse mon amie, je câline mon chien, j’ai déjà les larmes aux yeux à l’idée de ne plus jamais les retrouver, de les laisser seuls pour toujours. Je m’habille, descends, ouvre la porte. Ils entrent sans ménagement, me bousculent, le chef m’apprend que ma voiture, garée devant l’entrée, a un pneu lisse, qu’il s’agit d’une infraction au code de la route, puis, devant mon air incrédule, il me tend un document imprimé, m’annonce qu’ils ont un mandat pour fouiller sans préciser ce qu’ils cherchent, l’un d’eux se glisse dans la remise, et quelques minutes plus tard, brandit victorieusement un sachet de cocaïne, Ah ! Vous voyez bien ! Je dis qu’il vient de poser ce sachet dans la remise pour me piéger, que c’est un truc éculé, qu’ils n’ont pas à se donner tant de peine, je sais très bien ce qui vous amène ici, je ne suis pas naïf à ce point, Vous vous expliquerez au poste, me fait le chef, et me voilà menotté, etc.

Quand j’avais dix-huit ans, deux flics avinés m’étaient tombé dessus au coin d’une vieille ruelle du quartier des facultés à Poitiers, je rentrais de chez un ami, il devait être deux heures du matin, ils m’avaient plaqué contre le mur pour me fouiller, et m’avaient fait le coup de la seringue retrouvée comme par hasard à mes pieds. Comme j’écrivais des piges à l’époque pour le quotidien local, j’avais eu la présence d’esprit de les menacer d’un papier dans la presse dès le lendemain, et, assez miraculeusement, ils avaient laissé tomber l’affaire. Quelques semaines plus tard, alors que je dormais avec un ami dans son petit appartement dans un village isolé à l’écart de l’agglomération, des gendarmes nous avaient réveillés vers 6 heures, c’est ce qu’ils font toujours, attraper les “individus”, comme ils disent, au pied du lit, au prétexte qu’un des pneus de mon compagnon était “lisse”. Cet ami militait dans des groupuscules anarchistes, il était déjà fiché donc, à 18 ans, et moi aussi désormais par la même occasion. Nous étions restés stoïques tandis qu’ils fouillaient sans vergogne l’appartement. De l’intimidation, sans plus, agrémentée de quelques remarques vaguement homophobes. Ces deux épisodes, et quelques autres plus tardifs, n’ont cessé d’alimenter chez moi une méfiance viscérale envers tout ce qui porte uniforme. Bien des adolescents, et même des enfants, dans les cités pauvres de chez nous, grandissent avec ce sentiment de peur quand ils voient débarquer les forces de police. Toutes les enfances ne se ressemblent pas, on ne grandit pas tous dans le même monde. It’s quite an experience to live in fear, isn’t it ?

Je me suis relevé donc, laissant les flics m’embarquer dans mon rêve dans lequel le pays venait d’élire un parti d’extrême droite, et comme j’avais eu la mauvaise idée de publier quelques textes satiriques sur mon blog, j’étais bon pour la torture et l’emprisonnement dans quelque geôle de province. Des millions de personnes vivent dans cette angoisse d’être réveillées au petit matin par une brigade en uniforme, et de rejoindre la horde des prisonniers politiques qui peuplent les prisons de nombreux pays du monde. Je suis d’une constitution psychique telle que cette réalité-là m’empêchera toujours de trouver la paix.

Vous avez peut-être lu un des témoignages, parmi d’autres, sinistrement innombrables, de ces départs pour la prison politique, je songe à celui de l’écrivain Turc Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde. Lui et son frère sont accusés par le gouvernement d’Erdogan d’avoir délivré des « messages subliminaux annonçant la tentative de coup d’État » de 2016.

Ils ont pris mon vieil ordinateur de vingt ans – je n’avais jamais pu me résoudre à le bazarder à cause d’un lien sentimental : quelques-uns de mes romans avaient été tapés sur ce clavier –, et aussi des disquettes démodées qui s’entassaient dans un coin, l’ordinateur portable dont je continuais de me servir ; ils ont tout embarqué dans des grands sacs en nylon.

“On y va”, ont-ils dit.

J’ai pris le sac où j’avais glissé d’avance quelques bouquins au milieu du linge de rechange.

Nous sommes sortis de l’immeuble.

Une voiture de police banalisée attendait devant la porte ; nous sommes montés dedans.

Je me suis assis avec mon sac sur les genoux.

Ils ont fermé la portière.

Les morts ne savent pas qu’ils sont morts. Dans la mythologie islamique, on dit qu’une fois les funérailles terminées, la tombe refermée, tandis que la communauté se disperse, le mort se lève pour rentrer chez lui. Et ce n’est qu’alors, à l’instant où il se cogne la tête contre le couvercle de son propre cercueil, qu’il comprend qu’il est mort.

À l’instant où la portière s’est refermée, j’ai senti ma tête cogner contre le couvercle de mon cercueil.

Je ne pouvais plus ouvrir cette portière, je ne pouvais plus redescendre.

Je ne pouvais plus rentrer chez moi.

Je ne pourrai plus embrasser la femme que j’aime, ni étreindre mes enfants, ni retrouver mes amis, ni marcher dans la rue, je n’aurai plus de bureau, ni de machine à écrire, ni de bibliothèque vers laquelle étendre la main pour prendre un livre, je n’entendrai plus de concerto pour violon, je ne partirai plus en voyage, je ne ferai plus le tour des librairies, je ne sortirai plus un seul plat du four, je ne verrai plus la mer, je ne pourrai plus contempler un arbre, je ne respirerai plus le parfum des fleurs, de l’herbe, de la pluie, ni de la terre, je n’irai plus au cinéma, je ne mangerai plus d’œufs au plat au saucisson à l’ail, je ne boirai plus un verre d’alcool, je ne commanderai plus de poisson au restaurant, je ne verrai plus le soleil se lever, je ne téléphonerai plus à personne, personne ne me téléphonera plus, je n’ouvrirai plus jamais une porte moi-même, je ne me réveillerai plus jamais dans une chambre avec des rideaux.

On changera jusqu’à mon nom.

On effacera Ahmet Altan pour le remplacer par le nom inscrit sur mes papiers : Ahmet Hüsrev Altan.

Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde, Textes de prison, (traduction Julien Lapeyre de Cabanes) Actes Sud, 2019.