L. A. Sass, Les Paradoxes du délire : notes de lecture (2)

À l’arrière-plan des remarques et élucubrations qui suivent, les pages 180-182 du livre de L. A. Sass, Les Paradoxes du délire, trad. P.H. Castel, Ithaque 2010.

Je peux penser sereinement à l’hypothèse solipsiste sans me sentir le moins du monde concerné par ses implications éventuelles, c’est-à-dire la penser comme un problème philosophique ou bien comme une fantaisie de la raison, il se peut même que je m’en amuse, sans éprouver un seul instant un sentiment d’accroissement de solitude, sans me sentir isolé du reste du monde, des autres penseurs dont je ne remets pas du tout en question l’existence, quand bien même je ne les perçois pas au moment où j’y pense — c’est-à-dire que l’absence de ces autres penseurs ne signifie en aucun cas leur non-existence, les invoquer en pensée suffit à m’en garantir l’existence, au même titre que la mienne : c’est-à-dire que je ne peux pas croire sérieusement à la non-existence d’autres penseurs que moi — « y croire sérieusement », voilà me semble-t-il la formule la plus juste.

Je sors de mon bureau après avoir pensé une pensée de ce genre, et la vie reprend son cours, je salue un collègue qui me fait l’effet d’une personne toute aussi réelle que moi, dont l’existence est tout aussi indubitable que la mienne, nous parlons et nous parlons sans arrière-pensée, ou du moins sans cette arrière-pensée qui me soufflerait quelque chose comme : « ces paroles ne sont pas réellement prononcées par cet homme là, mais, par exemple, lui sont dictées par une force supérieure, ou lui sont insufflées à travers corps par ma propre puissance, etc. » — je n’ai pas la moindre doute concernant la continuité de mon être et de l’environnement, mes perceptions sont dignes de foi, du moins suffisamment dignes de foi pour me permettre de me mouvoir et d’agir en ce bas monde et faire ce que je crois bon an mal an devoir faire. Je me sens plus ou moins engagé dans un vie avec les autres, mais il ne me vient pas à l’esprit que ces autres puissent n’être que des objets de ma fantaisie ou de la fantaisie d’un Dieu trompeur. On aura beau essayer de me convaincre qu’une telle confiance est aveugle, qu’une telle certitude ne repose sur rien d’autre qu’un acte de foi, qu’elle ne vaut pas mieux qu’une opinion à peine accompagnée de raison, je recevrais ces objections paisiblement sans le moindre bouleversement intérieur (si je voulais vraiment prendre la peine de fournir une objection à cette objection, je dirais par exemple que c’est précisément cela « l’existence humaine », s’articuler à l’autre et agir en conséquence, que le problème ne se poserait absolument pas si justement il n’y avait pas d’autre etc., ou un raisonnement de ce genre). Et si mon interlocuteur insiste, si je pressens qu’il n’est pas seulement question pour lui d’un problème philosophique mais d’une question qui le taraude, une possibilité qui le bouleverse ou bien que son comportement laisse supposer qu’il prend l’hypothèse du solipsisme vraiment sérieusement, alors je m’inquiéterai de son cas.

(P) Croyez vous qu’il vaut mieux vivre avec ces pensées, ou pensez-vous que c’est préférable comme ça, prendre ces médicaments et me sentir en permanence toute engourdie, comme si ces pensées se trouvaient désormais reléguées dans le lointain ?

Schreber lui, ne pouvait pas appréhender ce dilemme sous l’angle de prendre ou ne pas prendre un médicament. Wittgenstein non plus.

Certaines pensées ne vous laissent pas en paix. Mais comment se fait-il que d’autres s’en accommodent fort bien, c’est-à-dire en ne les pensant pas la plupart du temps ?

Sass pointe vers la fin de son livre le problème crucial : l’idée que la pensée n’est pas la vie – il cite Wittgenstein et s’efforce de trouver chez Schreber un écho à cette idée. Schreber jouait par exemple du piano pour faire taire les voix. Il tentait d’empêcher la grammaire des commencements de phrase qu’il entendait de se déployer : si je laisse faire les voix, si je les laisse se déployer jusqu’au bout, je deviendrais fou.

On pourrait appeler cette stratégie de défense une sorte d’arrêt grammatical.

« S’arrêter. Voilà où est ici la difficulté. » (Wittgenstein, Fiches, §315, Gallimard p. 81)

Adopter l’hypothèse de base suivante : il n’y a qu’un pas entre la raison et la folie, et les raisons qui poussent quelques-uns à franchir ce pas, raisons qui ont toute l’apparence de ce que nous appelons des raisons, bien qu’elles ne soient pas sans doute raisonnables — le cœur du problème : le rationnel n’est pas toujours raisonnable (du point de vue pratique, peut-être, point de vue qui demeure tout de même celui d’où nous entreprenons la plupart du temps de nous frayer un chemin) — , quand on les réinscrit dans la suite logique des raisonnements d’où elles émergent, n’ont rien d’incongrues en soi.

Qualifier un discours de délirant suppose autre chose qu’une analyse logique formelle : nous voulons dire qu’il est déraisonnable de remettre en question l’existence réelle pleine et entière d’individus autres que nous-même par exemple, non pas que ce soit inconcevable — c’est au contraire tout à fait concevable, on peut le penser, et j’imagine que cette idée a traversé l’esprit de bien des gens, pas seulement des philosophes ou des paranoïaques délirants. Un discours nous paraît délirant parce que nos pensées, en général, ne sont pas détachées de l’ensemble de l’existence, nous ne pensons pas nos pensées comme des objets séparés de l’existence, de la nécessité, des interactions sociales, culturelles, sexuelles, qui sont notre lot quotidien, nous ne pensons pas nos pensées comme si nous étions les seuls à penser : bref, quand bien même une certaine activité de pensée tend à nous isoler provisoirement, nous n’allons pas plus loin, et nous évitons de considérer cet isolement comme une option réellement digne d’intérêt, ou alors, nous faisons cet effort en lisant les Méditations de Descartes, mais ça n’a pas plus d’implication dans la suite de notre vie qu’un jeu, un jeu avec des concepts, un peu comme ces exercices de rhétorique qui avaient cours dans les écoles antiques et médiévales et encore de nos jours dans certains monastères bouddhistes, où l’on apprend à défendre et argumenter telle hypothèse en la tenant fermement sans y déroger, où l’on prend au sérieux ce genre d’hypothèse seulement provisoirement, dans un cadre particulier, dans un jeu de langage particulier, pas au-delà, mais, faisant ainsi, nous sommes typiquement en train de nous exercer, de nous entraîner à penser, soutenir une position philosophique qui n’est pas la nôtre par exemple. Tous les étudiants qui sont amenés à lire Descartes ne deviennent pas fous, loin de là. La plupart au contraire semblent extrêmement raisonnables, comme s’ils étaient immunisés contre les risques encourus à considérer ce genre d’hypothèse sérieusement, ils lisent Descartes mais à aucun moment il ne leur viendrait à l’esprit que les hypothèses de Descartes soient autre chose que de la philosophie.

J’ai connu plusieurs étudiants de philosophie pour qui Descartes ou Nietzsche n’étaient pas seulement de la philosophie. Le nietzschéen, alors qu’il rédigeait fiévreusement son mémoire de maîtrise, se mit à se comporter de manière étrange, débarquait dans les cafés à toute heure de la journée et déclamait des paroles obscures au milieu des convives, s’asseyait à chaque table, et créait une sorte de débat, jusqu’au jour, ou, quittant les cafés étudiants, qui lui semblaient trop peu enthousiastes, il entreprit de se répandre aussi dans les cafés ouvriers, mais là aussi, ça ne prenait pas, il fit à la fin quelques incursions dans les cafés connus pour constituer des repaires de bandits, des lieux mal famés pour ainsi dire, de ceux qui restent ouverts tard dans la nuit pas loin de la gare, et là, au milieu de quelques types au regard louche, de prostitué(e)s et d’insomniaques hébétés, il disséminait encore une fois sa faconde, ayant perdu toute prudence. Les choses finirent comme elles devaient finir, c’est-à-dire fort mal, et après un bref séjour à l’hôpital le temps de réparer ses côtes fêlées, ses dents brisées et ses genoux explosés, suite à un lynchage en règle dont quelques bandits avaient jugé bon de le gratifier, il fut illico envoyé pour un long séjour en clinique psychiatrique, d’où, dix ans après, il n’était pas vraiment sorti — c’était un ami remarquable, j’ignore si, aujourd’hui, il y vit encore, s’il dispose encore de son « appartement thérapeutique ». Le cartésien, lui, qui tentait également de rédiger un mémoire de maîtrise, s’était peu à peu retiré de toute vie sociale, et, claquemuré dans sa chambre — il était retourné chez sa mère —, était devenu tout à fait injoignable, et, quand je faisais tout de même une tentative pour lui rendre visite, au début il ouvrait la porte et ne disait pas un mot, marmonnait à peine, puis, les dernières fois, sa mère me signifiait qu’il ne souhaitait parler à personne. Plus d’une fois, en passant devant chez lui, il me semblait le voir debout à sa fenêtre, sa grande ombre derrière les rideaux, et ça me glaçait le sang d’imaginer ce qu’il regardait, ce qu’il voyait, ce qu’il pensait, là, debout à sa fenêtre. Finalement, je croisais sa mère une dernière fois par hasard au marché et elle m’appris la nouvelle que je craignais d’apprendre.

Je ne parviens jamais tout à fait à me plonger dans l’action, à faire corps avec le monde dans l’action, à condenser mes pensées dans une activité pratique, un point de pure pratique où toutes les pensées et les rêveries s’évanouiraient, je n’adhère pour ainsi dire jamais tout à fait. Demeure toujours une arrière pensée, quelque chose comme un rapport à soi, quelque chose qui doit être remis sur le tapis à tout instant, quelque chose de vital qui ne doit jamais être perdu de vue, un problème. La crainte d’une discontinuité d’être. Un moi dont la permanence est si peu assurée qu’il faille reprendre à chaque instant par la pensée un problème crucial. Le délire solipsiste pourrait naître de là, d’une articulation peu assurée, d’une précarité de tout lien, d’un soupçon irréductible, du sentiment tenace que quelque chose ne va pas de soi (je me souviens mon professeur de philosophie, qui, travaillant sur les Médiations de Descartes répétait à chaque début de séance, « ce que je vous ai dit l’autre jour, la semaine dernière, hé bien, ça ne va pas de soi, ça ne va pas du tout de soi », et ses sourcils se fronçaient, il semblait réellement préoccupé, extrêmement inquiet, et de fait, au bout d’une année universitaire, nous n’avions même pas entamé l’étude de la quatrième méditation.)

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