Jeter de l’huile sur le feu

Comme le brouillard vient de se lever sur le village, laissant apparaître quelques échancrures de ciel bleu, l’heure est venue de faire un petit point concernant l’actualité sociale des pauvres, des précaires et de tous ceux qui ne devraient pas tarder à rejoindre les rangs des masses défavorisées.

En cette fin d’année, le pouvoir semble parfaitement déterminé, si l’on en croit les rodomontades de son incarnation sur Terre (et pourquoi ne pas le croire quand il affirme qu’il ne cédera rien ni aux fainéants ni aux cyniques (sic), que sa détermination est “absolue” (sic), qu’il n’aura “aucune forme de faiblesse ni de complaisance” (sic), et ainsi de suite) à avancer quoi qu’il en coûte sur la voie grandiose qu’il a fixée pour le pays. Au point même, précise-t-il, qu’il s’attend à « ne plus être aimé », témoignage incontestable de son abnégation : qui renonce à la vulgaire satisfaction narcissique au nom de ses idéaux accomplit sans nul doute un pas décisif sur le chemin de la sagesse (en même temps qu’il fait preuve de prudence, car s’il est bien une chose dont il puisse être certain, c’est qu’il y a un paquet de gens dans ce pays qui, d’ores et déjà, et ça ne va pas s’améliorer, tout bonnement le haïssent).

Pour les pauvres et les précaires et les futurs précaires, et tout ceux qui survivent comme ils peuvent avec de bas salaires, le cap en tous cas est clair : ça va pas s’arranger du tout. Passons sur la réforme des retraites qui devrait jeter un paquet de monde dans la rue : le seul volet qui concerne les plus pauvres, c’est évidemment le minimum vieillesse, manne qui leur permettra de conserver cet état de pauvreté durant les années qui leur restent à vivre. On croise les doigts pour qu’aucun expert ne s’avise d’en baisser le taux. Mais au premier novembre, la veille donc de la fête des morts, c’est le grand chambardement de l’assurance chômage – on rappelle que notre majesté ne cédera rien aux fainéants – dont acte ! Traduction dans le réel : un paquet de gens va passer directement en quelques semaines de la galère à la misère – les allocations baissant soudainement de plus de la moitié dans certaines situations. L’objectif est clair : si vous perdez d’un jour à l’autre la moitié de votre allocation, disons qu’au lieu de toucher 700 euros par mois, il ne vous soit alloué désormais que 350, vous n’avez pas d’autre choix que d’accepter au plus vite n’importe quel boulot de merde sous-payé genre distribuer des prospectus dans les boîtes aux lettres (et encore !). Je me méfie aussi de la fusion de la CMU et de l’ACS, dont les plus fortunés de mes lecteurs n’ont jamais entendu parler à moins qu’ils soient médecins, mais elle s’inscrit dans le processus de simplification et de fusion des aides sociales qui devrait si tout se passe bien, ou mal (ça dépend du point de vue), culminer l’année prochaine dans un superbe Revenu Universel d’Activité, qui est d’ores et déjà, un sacré coup de poignard planté dans le dos de tous ceux qui, comme moi, militent pour un Revenu Minimum Universel Inconditionné (de 1000 euros par mois, sans conditions) depuis une trentaine d’années. Le gouvernement s’étant employé, à la suite des précédents, à détricoter les derniers vêtements de ce qu’on appelait autrefois l’État-providence, il aura beau jeu de frimer avec son plan pauvreté, lequel n’améliorera en rien la situation des plus pauvres, mais permettra surtout de les garder à l’œil de manière plus efficace : un « plan pauvreté » se contente finalement d’assumer sans vergogne l’existence d’une pauvreté massive dans ce pays (et il est fabuleux de lire, sous la plume de Christelle Dubos, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, dont j’ignorais totalement l’existence, que ces réformes devraient toucher 15 millions de personne !). Mais, que les adeptes de la secte des glandus qui se vantent de faire les 35 heures dans la journée se rassurent, il y aura des devoirs et des conditions ! Faut pas déconner quand même. Comme me disait, dépité, un conseiller Pole Emploi avec lequel je m’entendais bien autrefois : « vous avez surtout le droit d’avoir des devoirs ». Voilà un bref aperçu du tableau concernant les pauvres (et tous ceux qui aspirent à le devenir : welcome !), on en saura plus dans les semaines à venir, mais on peut d’ores et déjà demander à nos voisins Allemands ou Anglais à quoi ressemble la vie quand on est pauvres chez eux, ça devrait donner un bon aperçu de ce qui nous pend au nez.

On répétera, pour ceux qui se laisseraient encore bercer par les borgborismes du pouvoir concernant les accompagnatrices scolaires voilées (le pouvoir se fiche éperdument de ces histoires de tissus, tout autant que du dérèglement climatique), les stratégies en cours : il s’agit d’un pourrissement systématique et délibéré de la vie quotidienne, de casser tout ce qui reste à casser dans les services publics, le système de santé, les transports, l’environnement, etc., de manière à justifier après coup le recours systématique au privé (puisque les services publics ne « fonctionnent plus »). La libéralisation n’est rien d’autre qu’une vaste entreprise de privatisation. Le mot d’ordre pourrait être : précarisation générale ! – remodeler la main d’œuvre potentielle de manière à la contraindre d’accepter des boulots toujours plus mal payés, et des conditions de travail indignes.

Pourrir et appauvrir, pousser à bout, tout cela est délibéré, vraiment. L’épidémie de burn-out, d’épuisement et d’effondrement au travail, ne tombe pas du ciel : elle est non seulement l’effet des politiques en place, mais aussi leur but. On reprend ici, à l’échelle d’une nation, des techniques éprouvées aussi bien dans les groupes sectaires que dans les organisations militaires ou les grandes compagnie : épuiser, priver de sommeil, angoisser, effrayer, abrutir, abêtir, de manière à obtenir la plus grande soumission, l’abandon total de la volonté au désir de l’autre. Ceux qui s’effondrent rejoindront illico la caste des précaires, des pauvres, et autres intouchables, la masse corvéable à merci, soumise aux flux des besoins et désirs du Capital – les autres, ceux qui tiennent bon, continueront de servir leurs maîtres, jusqu’à ce qu’on les jette à leur tour comme de vieilles chaussettes.

Le pouvoir est déterminé. Au point qu’il semble s’être converti à l’usage généralisé de la violence. La phase précédente du capitalisme, en France du moins, n’avançait dans la voie de la libéralisation/privatisation qu’à pas « relativement » mesurés – dans bien d’autres pays, on n’a pas attendu aussi longtemps pour mettre à genoux les populations. La crainte de la guerre civile, ou de la dissension interne, depuis Platon et Aristote, constituait encore, il y a peu de temps, un motif pour réfréner les ardeurs des adeptes de la privatisation générale. Mais dans le nouvel agenda qui inspire désormais la plupart des responsables politiques de ce monde, figure en exergue l’injonction : « Tu ne cédera pas, et si besoin, tu passeras en force ». Il faut passer outre, et quoiqu’il en coûte, aux manifestations d’insatisfaction et de colère des populations. C’est la raison pour laquelle les gouvernants prennent soin d’exclure du processus de privatisation les forces militaires et les forces de l’ordre. Plus que jamais, l’autorité des pouvoirs en place ne repose pas sur la volonté du peuple, mais sur le fait qu’ils conservent le monopole de ce que Max Weber appelait « la violence légitime » de l’État. On aurait presque envie de rappeler aux gouvernants qu’il faut être prudent en la matière : se rendre à ce point dépendant des forces de police ou de l’armée fait courir le risque d’un retournement toujours possible de ces puissances « physiques » en faveur des foules – l’histoire l’a montré, pour le meilleur et pour le pire – sans parler des coups d’état qui ponctuent encore la vie politique dans certains pays du monde.

Il y a des raisons à cette radicalisation du pouvoir, ce recours systématique à la violence qui commence à susciter des comparaisons avec les pratiques des États totalitaires. Elles sont assez obscures, mais si l’on a un peu d’imagination, on peut s’aventurer à les déployer. Je m’y suis essayé, avec bien d’autres, par exemple ici, sous un mode ironique : https://outsiderland.com/danahilliot/manuel-de-survie-a-lusage-des-plus-fortunes/. Pour l’évoquer rapidement, et ce sera tout pour aujourd’hui, on en vient à penser que la caste dominante, cette oligarchie qui s’est organisée au niveau international, se prépare en réalité à abandonner tout bonnement le pouvoir, mais prend soin, tant qu’elle l’exerce, d’en tirer le maximum de bénéfices pour elle-même. D’où cette fuite en avant délirante, notamment dans le contexte du dérèglement climatique, ou qui les voient sacrifier sans vergogne les populations les plus vulnérables, et toute idée, même vague, de « bien commun ». Comme le disait récemment Monique Pinçon-Charlot, dans une interview pour le journal Frustration (https://www.frustrationlarevue.fr/), « les capitalistes avec l’évolution des technologies dans les domaines de l’informatique, de la robotique ou de l’intelligence artificielle, n’ont plus besoin de la moitié la plus pauvre de l’humanité qui constitue pourtant des bouches à nourrir ». Cet horizon sinistre pourrait bien être effectivement inscrit dans l’agenda de nos gouvernants.