J’allais à Limoges – passons sur la raison pour laquelle j’allais à Limoges — ici comme ailleurs, c’est le voyage qui compte, pas le but – j’allais donc à Limoges et j’y allais par bus et par train, depuis Clermont jusqu’à Ussel et ensuite, traversant le plateau de Millevaches, jusqu’à Limoges.
Nous étions peu nombreux dans le bus, et les rares passagers descendirent bientôt à ou bien à Laqueuille, ou bien à Bourg-Lastic, mais ensuite, dans l’unique wagon qui partait d’Ussel pour aller à Limoges, une heure et demie de trajet tout de même, nous n’étions au départ que deux, une femme, plus âgée que moi, qui ne suis plus tout jeune, et moi, donc, ainsi qu’une employée des chemins de fer vouée au contrôle de nos billets, et, bien entendu, le conducteur du train, ce qui fait quatre finalement, mais deux passagers payants seulement.
Et le plus étonnant, c’est que cette femme, plus âgée que moi, alors que je montais dans le train, prenait des photographies depuis sa place, au fond du wagon – que photographiait-elle ? le quai d’embarquement de la gare d’Ussel, les rares voyageurs attendant sur ce quai ? Les fauteuils ? – or il se trouve que, voyageant en train, j’aime aussi prendre des photos par la fenêtre, et parfois même des photos de l’intérieur du wagon. Plus étonnant encore, quelques minutes après le départ, je l’ai aperçue dans le miroitement d’une glace écrivant sur une page d’un large cahier je ne sais quoi d’une écriture fine et serrée — et je me suis dit, c’est bien extraordinaire, nous ne sommes que deux passagers dans ce train, et tous deux nous sommes écrivains : à croire que seuls les écrivains prennent ce genre de train, qu’eux seuls voyagent encore en train d’Ussel à Limoges, et, tout en écrivant à mon tour, car ce voyage me rappelait bien des choses, je concevais le projet de me lever afin de lui adresser cette remarque : ne trouvez-vous pas étonnant que nous soyons tous deux manifestement écrivains et seuls à emprunter ce train ? Mais les pensées me venaient au fur et à mesure de notre traversée du plateau de Millevaches, et, peu après Meymac, et en arrivant à Bugeat, j’étais fort occupé à m’efforcer de retrouver les lieux de ma jeunesse, et j’ai remis mon projet de parler à cette femme plus tard.
Quand j’étais adolescent j’allais chaque automne à Bugeat pour préparer la saison de Cross Country, car s’y trouvait un centre d’entraînement réputé. La forêt à l’automne était souvent boueuse, et rougeoyante et magnifique : les séances étaient dures, et, par les sentiers louvoyant entre les collines et le long du ruisseau, on se salissait les mollets, et, les joues écarlates, peinions à reprendre souffle. La pire séance, un classique, consistait à monter et redescendre plusieurs fois la fameuse butte sur laquelle disait-on Alain Mimoun, à force de la gravir, était devenu le champion que l’on sait. J’avais quinze ans, seize ans, dix-sept ans, ne rêvait à l’époque que de victoires, et, n’ayant que peu de goût pour les études (ce goût-là viendrait, mais beaucoup plus tard), réservais l’essentiel de mes pensées pour les stades et les terrains de cross.
Quelques années plus tard — j’entamais des études de philosophie à la faculté de Poitiers — me remémoré-je alors que le train dépassait l’étang des Goursolles, peu avant Eymoutiers — j’avais marché durant cinq jours sur le plateau de Millevaches. C’était je crois au printemps, je me souviens m’être perdu à cause de l’orage, puis dans le brouillard, entre Faux-la-Montagne et Peyrelevade, je me souviens des vastes tourbières et des forêts de bouleaux, leur écorce belle comme les pages d’un livre, je me souviens avoir dormi à même la paille dans une grange que le propriétaire avait laissée ouverte, et de fiers ruisseaux striant le plateau. L’année universitaire touchait à sa fin, on devait être aux vacances de Pâques, ce qui n’importait guère étant donné que la plupart du temps, je séchais les cours, ayant milles autres choses à faire — travailler pour gagner ma croûte, faire de la musique, traîner dans les rues la nuit, et randonner dès que j’en avais l’occasion.
Plus tard encore, l’année de la licence peut-être, et là j’ai retenu la date, c’était le premier jour de mars — pensé-je tandis que le train achevait le dernier tiers de son voyage –, j’avais marché toute une nuit entre Limoges et Saint-Léonard du Noblat, parti sur un coup de tête à cause d’un dépit ou plutôt non, pas un dépit, une confusion amoureuse, oui confusion serait le mot le plus juste*, un passage à l’acte comme ils disent, bref, j’avais gravi la ville depuis la gare et, environné d’un froid glacial — mais la lune éclairait généreusement mes pas — j’avais suivi le chemin de grande randonnée numéro 4 jusqu’à Saint-Léonard, plantant ma tente au milieu des bois, mais, n’y tenant plus à cause du froid, la rangeant bientôt et finissant engoncé dans du papier journal sous le porche de la Collégiale, avant de m’engouffrer dans la petite gare chauffée — devant laquelle je venais justement de passer, trente ans plus tard c’est-à-dire aujourd’hui, mon dieu comme le temps passe n’est-ce pas ?
Et me voici dans ce train, avec trois autres passagers, car deux femmes âgées elles aussi nous ont rejoint à Eymoutiers, ce qui ne faisait pas grand monde, et, causant avec l’une d’elle, une néerlandaise installée au pays depuis plusieurs décennies, avant d’arriver à notre destination, causant du train — c’est peut-être le dernier train j’ai dit, nous sommes sans doute les derniers passagers –, des trains de campagne qui disparaissaient un par un, des gares qui fermaient, des guichets destinés à la poussière, et de la jeunesse enfuie, et du monde qui vient, qui ne nous plaisait pas, elle avec un peu d’espoir, moi avec mon pessimisme habituel, et à la fin, elle ne me parlait plus, regardait je ne sais où devant elle et répétait d’un ton infiniment las : c’est bien triste, c’est bien triste.