J’aimerais avoir à nouveau 20 ans avec tout ce que je sais maintenant

Monsanto pesticide to be sprayed on food crops.

On parle des paysans avec une amie. Elle dit : dans mon village, il y en a un, la quarantaine, il a perdu son père, d’abord, sa mère, un an plus tard, ils avaient soixante-et-un ans, le fils a avoué l’autre jour, en larmes : je crois que c‘est à cause des saloperies qu’on met dans les champs. Il raconte que, il n’y a pas si longtemps, ses parents prenaient les engrais à pleine main, sans gants, sans masque, et les chargeaient sur l’épandeur : ils le faisaient avec le sourire, car c’était la promesse d’une bonne récolte, d’une productivité améliorée. Plus tard, on a expliqué qu’il valait mieux mettre des gants et même un masque, et éviter le contact de la peau avec les produits. Plus tard. Au début régnait l’enthousiasme. Il dit qu’il continue de verser les mêmes saloperies — ou d’autres paraît-il moins toxiques. Il se plaint d’être seul, sans femme ni enfant. Il a peur.

L’autre jour, j’ai entendu dans l’excellente émission de radio Terre à Terre, un paysan dire en substance : j’aimerais bien changer, changer de manière de produire, mais je ne peux pas, je n’ai appris le métier comme ça, l’agriculture biologique, c’est un autre métier, ce qu’on a appris ne sert à rien, si je change, j’aurais l’impression d’avoir perdu tout ce temps en me fourvoyant. Ce paysan était malade des pesticides qu’il avait répandu dans ses champs. Mais il continuait d’en répandre. Il dit, honteux : je ne peux plus les répandre moi-même après ce que j’ai subi, mais j’ai embauché un jeune gars pour le faire à ma place.

Et ce matin au café du village : M. et un de ses vieux copains, tous deux éleveurs.
Ils causent de leurs soucis de santé. M. est inquiet. Il doit faire des examens (on en avait déjà parlé lui et moi, il pense que c’est son tour, l’effet des saloperies qu’il a versé dans ses champs durant 30 ans). Le copain lui raconte qu’ils ont trouvé une tâche. Une cicatrice ancienne de la coqueluche sur un des lobes des poumons. Ils m’ont ouvert le buffet, ont trituré là-dedans. T’inquiète pas, ils t’ouvrent et remettent tout en place.
Puis, un long silence. M. ne dit rien, lui d’habitude si disert. Le copain finit par dire :
« J’aimerais avoir à nouveau 20 ans, et recommencer avec tout ce que je sais maintenant »

Ces deux hommes ont débuté l’agriculture à l’époque de la révolution verte, la si mal-nommée. Ils ont appris leur métier sous l’empire des zootechniciens. On leur a notamment expliqué qu’il fallait améliorer la productivité, qu’il y avait des produits pour cela (ces saloperies à cause desquelles ils pensent aujourd’hui être malades), on leur a appris à traiter leurs bêtes comme de la viande sur pattes. Ces deux hommes sont perclus de douleur, de rancœur et de ressentiment. Ils ont fait comme on leur disait de faire, ils ont suivi les consignes avec zèle, se sont endettés auprès des banques, avec plus ou moins de conviction, selon les saisons. Ils ont emprunté surtout. Certains plus que d’autres. Si M. continue, par esprit de provocation, à traverser le village sur son vieux tracteur acheté dans les années 50, beaucoup possèdent du matériel hightech. Les granges sont devenues des bâtiments vastes et dotés de stabulations souvent robotisées : contrairement à ce que les gens qui n’ont pas mis les pieds dans une exploitation agricole depuis des lustres croient, bien des paysans (et les animaux qui vivent avec eux) sont déjà familiers des conduites informatisées, de la domotique. Le robot de traite par exemple, a changé la donne : il permet d’économiser de la sueur, et sans doute il fait gagner du temps (et le temps, c’est de l’argent paraît-il — sauf qu’en achetant ces robots, on s’endette, on s’isole, car le robot remplace un ouvrier, on se sent obligé d’agrandir le troupeau : pas certain qu’au final, le gain financier soit si important).

Ils ont défendu l’enseignement qu’ils avaient reçu et se sont moqués des nouveaux paysans, en les qualifiant d’écologistes, de bobos, de néoruraux, avec leurs méthodes « naturelles ». Les résistants, les vieux qui continuaient de travailler à l’ancienne, passaient pour des originaux, des marginaux. Et maintenant, on leur explique, et ils entendent partout, que cet enseignement était une erreur. Dans l’esprit des gens, surtout les gens des villes, ils figurent en tête de la liste des pollueurs et des empoisonneurs. Autrefois, on les portait au pinacle, parce qu’ils étaient censés nourrir la planète entière, régler le problème de la faim dans le monde.  Sur la fin de leur vie, ils commencent à comprendre qu’ils se sont fait berner, qu’ils ont cru à une théorie erronée, qui les a rendu malades, au sens littéral. Avec la révolution verte, ils étaient censés devenir les nouveaux entrepreneurs, être des acteurs du changement et non pas des traînes savates anachroniques, il leur incombait de sortir l’agriculture du moyen-âge, il leur fallait embrasser pleinement la modernité, se situer à l’avant garde du productivisme.

Le résultat est sans appel : en 1955, la France comptait 2,3 millions d’exploitation agricoles, autour desquels vivaient 8 millions de personnes. En 2010, il ne restait que  514 800 exploitations et un peu plus d’un millions d’exploitants ou co-exploitants. On estime qu’un tiers des exploitants qui partiront à la retraité dans les prochaines années ne seront pas remplacés. Aux fermes familiales se sont substituées, de manière plus ou moins spectaculaires selon les régions et les types d’activité, des « entreprises » agricoles : la taille des exploitations a explosé, elles se sont spécialisées, le nombre d’animaux par exploitation n’a rien de comparable avec ce qui avait cours dans les fermes d’autrefois, la productivité par hectare et par bête a considérablement augmenté. Dans le même temps, les surfaces fourragères ont perdu 5 millions d’hectares en 50 ans : cette diminution est possible dans la mesure où l’on a forcé les rendements fourragers (quitte à épuiser les sols, ce dont on prend aujourd’hui la mesure) et qu’on recourt à des aliments concentrés. Ces aliments sont achetés à des groupes industriels comme Sofiprotéol, le numéro 1 français de l’alimentation animale, présidé par Xavier Beulin, par ailleurs président de la FNSEA, militant infatigable en faveur des biotechnologies, et décidé à redonner à la France sa place de premier producteur agricole en Europe. La FNSEA, syndicat majoritaire, voire, dans certains départements, ultra-majoritaire, est quasiment incontournable pour tous ceux qui voudraient s’installer. Le discours de ses dirigeants, largement repris par la plupart de ses affiliés, continuent de prôner l’accroissement du productivisme et de lutter contre les réglementations, notamment environnementales, immanquablement perçues comme des contraintes.

Cette adhésion majoritaire des agriculteurs au credo libéral-productiviste a de quoi surprendre. Parce qu’en réalité les promesses ont été déçues : si la production a augmenté de manière spectaculaire, la valeur réelle de ces productions n’a cessé de baisser au gré de la fluctuation des prix du marché et de l’augmentation des coûts de production. Le revenu net par exploitation continue de stagner voire diminue malgré les compensations financières accordées dans le cadre des politiques agricoles. Comme le nombre de personnes qui tirent un salaire de l’activité a lui aussi diminué (la plupart du temps, une seule personne est censée travailler à la ferme, en l’occurrence, l’exploitant lui-même), le revenu par actif a eu tendance à légèrement augmenter.  On est toutefois très loin des espoirs qu’avait suscité la révolution verte. Du coup, cette politique censée compensée la baisse des prix aboutit à la situation que l’on connaît : la part des subventions dans le revenu peut atteindre 80%. Un éleveur me confiait : « Tu sais, l’année pour un paysan, elle est sauvée au mois de mars, si la banque accepte de te donner une avance sur les subventions que tu est censé toucher en fin d’exercice. On ne gagne pas notre vie proportionnellement au travail que l’on fait. Et ça, pour un paysan, traditionnellement attaché aux valeurs du travail, c’est absurde, c’est complètement déstabilisant. »

Les adhérents de la FNSEA défendent leur modèle (contre les modèles alternatifs proposés par un des syndicats concurrents, la Confédération Paysanne) au nom du réalisme. Sur un forum d’agriculteurs, on se moquait l’autre jour d’une jeune éleveuse dont la Confédération Paysanne avait recueilli le témoignage :

« Isabelle, éleveuse avec 25 vaches laitières sur 32 ha est installée avec son conjoint depuis neuf ans dans le Morbihan : « Je ne comprends pas cette fuite en avant. Certaines exploitations laitières avec 500 000 litres pour un couple se trouvent en grandes difficultés. Elles peuvent être d’origines diverses : trop de contraintes : trop de surcharge physique, trop d’engagements financiers… Ces difficultés sont généralement liées d’un manque d’autonomie décisionnelle et entraînent souvent des difficultés financières, un ras le bol des vaches laitières, une dégradation morale et sociale, alors que le potentiel de ces fermes permettraient à plusieurs couples de bien vivre. Nos voisins agriculteurs croulent sous le boulot mais veulent encore s’agrandir, je n’y comprends rien. Avec 120 000 litres de lait produit, nous vivons BIEN sur notre ferme sans transformation et sans volonté d’agrandissement. Notre secret, c’est la simplicité et le pâturage ». (site de la Confédération Paysanne, CAMPAGNES SOLIDAIRES, « Demain, une marée blanche en Bretagne ?)

Un des facteurs qui, selon moi, conduit encore une majorité d’exploitants à suivre, avec plus ou moins d’esprit critique, le credo libéral — ce qui ne va pas sans paradoxe, quand on observe comment votent les campagnes —, c’est l’imprégnation idéologique de la figure de de l’entrepreneur. Cette figure a accompagné, comme un leitmotiv latent, la révolution verte, et redonné une forme de noblesse et de fierté aux habitants des campagnes, stigmatisés par la culture contemporaine — on a sans doute oublié, mais certains anciens entendent encore ce jugement dans un coin de leur esprit, que les paysans étaient considérés comme des « arriérés », il y a encore quelques décennies. De ce point de vue, le paysan devenu entrepreneur a pu reprendre place dans le monde contemporain. On pourrait dire des agriculteurs ce que Pierre-Michel Menger a écrit à propos des artistes à la fin des années 90 : « Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur » (P.M. Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Métamorphoses du capitalisme, La républiques des idées, Seuil 2002). L’agriculteur, œuvrant seul sur son exploitation hightech, a préfiguré en quelque sorte l’avènement du travailleur comme auto-entrepreneur (de soi-même). Livré à une concurrence désormais mondiale, il combattrait avec ses propres compétences, notamment sa capacité d’adaptation aux nouvelles technologies, sur un marché totalement libéré (et décomplexé).

Mais cette représentation de l’agriculteur situé à l’avant-garde des formes contemporaines du travail (aujourd’hui « réalisées » dans la mesure où chaque travailleur est tenu de se considérer lui-même comme un entrepreneur, commercialisant et négociant sur le marché sa force de travail,  ses compétences, etc.) n’est qu’un mythe. Certes, il s’en trouve certains qui ont embrassé avec bonheur ces vêtements de chef d’entreprise, mais, pour bon nombre de paysans, le costume s’est avéré mal adapté à leur caractère, à leur psychologie et, tout bonnement, à leur manière de voir le monde et le travail agricole. Et, bien entendu, la mise en concurrence soudaine de millions de petits paysans engagé dans une course au profit ne pouvait qu’aboutir à la disparition de ceux qui ne possédaient pas cette culture de la compétition. Le malaise des exploitants, s’il ne date pas d’aujourd’hui, se répand probablement de manière spectaculaire. La conversion des paysans au libre marché, entamée voici plus de 50 ans, n’a sans doute pas eu le succès escompté. La révolution verte a surtout eu comme effet de laisser sur le carreau des millions de paysans, et de condamner bon nombre de ceux qui ont survécu, souvent à la misère et au surendettement, et, encore plus souvent, au dégoût et au découragement. Ce qui est vrai de bien des travailleurs soumis aux pressions idéologiques qu’ont fort bien décrites des auteurs comme Alain Ehrenberg ou Pierre-Henri Castel, l’est a fortiori des chefs d’exploitation agricoles, dont la vocation initiale les prédisposait à une certaine solitude et le développement de relations avec les environnements naturels (la vie au grand air !).

Comment s’annonce l’avenir ? Plutôt sombre en vérité. La précarité des agriculteurs n’est pas prête en tous cas de diminuer car leur situation dépend en grande partie du marché (de la fluctuation des prix) et des politiques publiques d’ajustement et de compensation. Les prix constituent en effet le facteur principal de l’évolution du revenu des exploitants. Or, les négociations permanente visant à la dérégulation du commerce mondial, et, pour ce qui nous concerne, de part et d’autre de l’Atlantique, laissent entrevoir le pire. Si les États européens cèdent à la pression des lobbys des multinationales de l’agroalimentaires et des biotechnologies, de nombreuses exploitations, notamment de taille intermédiaire, n’y survivront pas. La dépendance envers les sociétés qui fournissent des intrants ou les aliments pour le bétail sera accrue. Et, dans la foulée, il y a fort à parier que la désertification des mondes ruraux prendra un tour encore plus spectaculaire que celui constaté aujourd’hui. Comme me disait un voisin éleveur en évoquant l’avenir de la commune où je vis : « Au train où ça va, dans dix ans, la forêt va repartir. »

 

 

SOURCE : On écoutera à ce sujet l’excellente émission que Terre à Terre a consacré à Paul François et Dominique Marchal, de l’association Phyto-victimes. 

Les chiffres cités sont notamment issus de l’article de Maurice Desriers , « L’agriculture française depuis 50 ans: des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique », Agreste, cahiers n° 2 juillet 2007.