Séries perdues (argentique)

Des photographies étalées sur la couette. Datent de peut-être la période où j’approchais au plus près ce grand vide familier au bord duquel je m’efforce de marcher depuis si longtemps. Je filais doucement, mais irrésistiblement, vers le vide. Elle : Mais où vas-tu ? Où vas-tu encore ? Je vais dehors, je ne sais pas où, mais dehors, je prends la voiture et roule sur les routes de campagne, toutes les routes, même les moins carrossables, celles qui affluent vers la grande route et celles qui affluent à leur tour aux affluents, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il y en ait une qui mène quelque part, c’est-à-dire à quelque impasse, au beau milieu des champs, une qui s’éteigne dans la cour d’une ferme isolée, sur la place éteinte d’un hameau en ruine, ou se transforme insensiblement en chemin caillouteux, les plaques de goudron devenant de plus en plus rares, la terre nue s’y substituant, puis les touffes d’herbe, puis le surgissement des ronces, des épaisseurs de fourrés, et enfin plus rien, un sous-bois inextricable, une prairie en jachère, un début de montagne, et là, j’avais déjà garé l’automobile et continué à pied, continué, jusqu’à ce qu’un ravin, la gorge profonde du lit d’un ruisseau, le genre d’endroit que même les chasseurs ignorent, présentent un obstacle sérieux, et même alors ça ne m’arrêtait pas toujours, il en fallait encore, de la distance, de l’isolement, et puis, quand j’en avais mon compte, alors, je posais mon sac, et m’allongeais sur le sol, la terre, les herbes, les galets au bord de la rivière, une couche d’aiguilles de pins dans un bois, n’importe où mais par terre, et bien souvent il m’arrivait d’y dormir, ou de rester là des heures, environné de l’absence totale de toute présence humaine, y compris la mienne qui s’efforçait de disparaître, de se fondre avec la terre, de ne faire qu’un avec l’humus ou la glaise, de devenir humus ou glaise, de glisser plus avant dans cet interminable tunnel qui me tenait lieu d’avenir, et là, d’une certain façon, je me sentais bien, bien que d”une autre façon je ne me sentais plus du tout, j’avais réduit au silence toutes les pensées, occulté toutes les images, fait taire le langage, ne valant pas plus à cet instant que la pierre posée à mes côtés, le champignon asséché et le roseau balançant doucement, pas plus que les bestioles aux alentours, que trompait mon immobilité, le héron, la fouine, le renard, la musaraigne et le busard, et je restais là, fermement ancré, collé au sol, incapable de trouver la force de me décoller, de me relever, au point que se lever, décoller, ça vous arrachait le cœur, le ventre, la tête, une douleur pareille, s’arracher au vide, je décollais, glissais le sac sur mes épaules, me rhabillait car souvent, quand le temps était au beau, je me couchais totalement nu, ce qui me valait éventuellement la visite intrusive de quelques tiques que je ramenais à la maison, et quelque heures ensuite à les dévisser des endroits qu’elles avaient choisi pour accomplir leur vampirique besogne, l’arrière des genoux, l’intérieur des cuisses, les épaules et la nuque et surtout, la peau du crâne quelque part dans le fourragement des cheveux, je rentrais finalement chez moi, je ne sais comment, Où étais-tu ? Je ne sais pas, j’étais là, à cet endroit d’après la carte, mais bien évidemment je n’étais absolument pas à cet endroit, il s’agissait de tout autre chose que d’aller quelque part, ou plutôt, celui qui poussait la porte de la maison en fin d’après-midi, ou au crépuscule, n’était plus celui qui, quelques heures auparavant se lovait dans les bras d’une nature bienveillante, ou pas, mais qu’importe, et elle me regardait d’un air bizarre, J’ai de l’intuition, revendiquait-elle comme d’autres revendiquent leur courage ou leur intelligence, sentant confusément que son époux filait un mauvais coton, après quoi elle n’eut de cesse de m’envoyer me soigner, elle prit des rendez-vous pour moi, elle lut des livres au sujet de ce qui n’allait pas chez moi, elle consulta tout ce que la ville compte de voyants, de guérisseurs, de gourous, de bonimenteurs, mais déjà je ne l’écoutais plus, j’avais trouvé un appareil photo qui traînait dans un tiroir et fonctionnait encore, un Ricoh doté d’un objectif minimaliste et d’un trépied, et, une fois j’ignore pourquoi je l’ai emporté avec moi un de ces après-midi en passe de devenir tous les après-midi qui suivirent, et parfois même la journée entière et chacun des jours qui suivit, et même, parfois la semaine, je fuguais, je ne cessais de fuir, et c’est à cette périodeoù j’ai commencé à prendre des photographies, où j’ai commencé à partir non plus seulement pour me perdre dans le vide mais aussi à m’en faire le témoin, le photographe.

Je regarde ces photographies : il y a des motifs qui se répètent, des séries. Je suis allongé dans l’herbe, ou sur le bord d’un chemin, comme si je venais de tomber là à l’instant, ou plutôt jeté, dans les dix secondes qu’il me reste entre le moment où j’appuie sur le déclencheur et l’ouverture effective de l’obturateur, laissant pénétrer un peu de lumière dans la boîte noire un peu cabossée, et saisissant ainsi des formes en attente de développement, parmi lesquelles un corps vautré là, par terre, les jambes pliées sur le chemin le reste à moitié visible sombrant dans un fossé, ou bien allongé plus raide des lunettes noires toujours sur toutes ces photographies dans chacune des séries, toujours les lunettes et le même tee shirt noir barré d’un large trait blanc, un jean noir également, jusqu’aux chaussures, des chaussures de ville à bouts pointus, complètement défoncées, sur une autre, allongé encore, sur les rails d’une voie de chemin de fer de campagne, du genre de celle qu’emprunte laborieusement et avec force bruits de ferrailles et sifflements deux trains par jour seulement, avec au loin au dernier plan un pont de briques dont pourrait surgir une locomotive à moins qu’elle n’arrive de l’autre côté, au premier plan donc, je me souviens nettement de mon excitation à ce moment là, dix secondes, j’appuie je cours m’allonge prend la pause et ça ! déclenche clack ziiip et la plupart du temps le cœur battant je demeurais là encore un peu écoutant fébrilement le silence qu’emplissait ce cœur battant justement guettant le surgissement de, le fracas, la mort surgissant à grande vitesse, UNE AUTRE SÉRIE : des dolmens des tumulus des tunnels des trous même de larges trous creusés à la racine d’arbres immenses je me fourrais dedans, m’y engloutissait et prenait la photographie contre jour sans lumière artificielle recroquevillé dans le creux mortuaire Une autre où on peut me voir nu dans une maison troglodyte allongé nu sur le calcaire poli la pierre sèche Au fur et à mesure de l’avancée de l’été j’éprouvais le besoin de me dévêtir totalement ici à l’entrée d’une carrière de grès abandonnée là près d’une meule de foin rutilante sous le soleil encore ici et bien plus tard fourré nu dans un sous-bois – j’en étais quitte pour quelques morsures d’insectes et accrochages de tiques – les pieds nus embourbés dans une souille à sangliers UNE AUTRE SÉRIE encore ! dans des endroits car c’était bien d’une certaine façon la recherche effrénée d’un endroit où être ou se tenir debout couché assis toujours un peu tordu un peu raide la pause dix secondes des endroits fréquentés par les hommes maintenant : sur une aire d’autoroute devant les camions au repos dans de petites chapelles romanes oubliées au fond d’un hameau ou bien une cathédrale gothique sur la grand place d’une vieille cité devant un immeuble sinistre sa cage d’escalier ses boîtes aux lettres disposées les une sur les autres en bloc dans un parking souterrain entre les voitures devant l’école primaire ses grilles fermées sa cour goudronnée sur la piste d’un stade d’athlétisme rouge et granuleuse au pied du pylône d’un projecteur Encore ! et des dizaines de lieux comme ça des lieux où se trouver être quelques minutes qui n’ont pour eux que de valoir mieux que rien mieux que nulle part parce qu’à l’évidence en quittant la maison chaque matin pour la journée entière ne prétextant même plus la promenade ni même un travail photographique – depuis quand t’intéresses-tu à la photographie d’ailleurs ? – juste : je vais dehors, n’importe où mais ailleurs qu’ici où il m’est désormais impossible de me tenir debout assis couché sans éprouver une douleur immense une sorte de trou noir à l’intérieur qui dévore un à un mes organes Et même si le temps est à l’orage ou aux pluies même diluviennes il faut que je sorte d’ici au plus vite et rentrer le plus tard possible et de plus en plus tard jusqu’au jour où finalement un jour de septembre je ne reviendrais plus j’aurais pris mon barda le matin discrètement ayant vaguement fomenté quelque plan pris ces vieilles affaire que j’avais apporté et laissé au fond d’une armoire dix ans auparavant fourré tout cela dans un sac pas plus lourd qu’il n’était dix ans avant aucun meuble quelques livres et voilà tout ce qui reste pas plus avancé finalement toujours au même point : que vais-je bien pouvoir faire où donc habiter maintenant ?

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