Hommes égarés dans le brouillard

Nous avançons comme nous pouvons, le chien et moi, nous nous frayons un passage dans le brouillard, tout à l’heure, quand nous sommes descendus de la voiture, le chien et moi, je savais fort bien où nous étions, j’ai regardé la carte en pensant aller dans la direction de la croix de la Paille, mais j’avais bien l’intention de passer à travers champ plutôt que de suivre le chemin forestier, je préférais passer à découvert, si je puis dire, par un brouillard pareil, j’ai enjambé le haut du barbelé qui dépassait encore, le bas était entièrement recouvert par la neige, le chien m’a suivi, et devancé, j’ai glissé mes chaussures dans les raquettes à neige, tiré fermement sur les sangles, le chien courrait comme un fou dans la neige et nous sommes partis droit devant en direction de la croix de la Paille.

On m’a raconté l’histoire de cet homme qui s’était perdu dans le brouillard, j’ignore qui me l’a racontée, c’était au tout début quand je suis arrivé dans ce pays, dès lors je n’ai eu de cesse de me perdre à mon tour, à partir du moment où j’ai entendu cette histoire, je n’ai plus eu d’autre idée en tête que me perdre à mon tour, l’homme était collecteur de lait sur la Planèze, la Planèze est le plateau de montagne où je vis, un plateau parsemé de petites fermes, un réseau de petites fermes, parfois les troupeaux ne dépassent pas vingt têtes, un réseau relié par des routes étroites, deux automobiles ne s’y croisent pas facilement, il faut souvent se garer sur le bas-côté et céder le passage, l’hiver, la neige recouvre tout, des murs de glace et de neige se forment à certains endroits le long des routes, bien plus haut qu’un homme, parfois, quand le vent souffle et rabat la neige contre les talus, pour aller d’une ferme à l’autre, on doit traverser un véritable tunnel de glace et de neige, un rempart blanc se dresse en quelques heures le long de la chaussée, ou bien, le vent balaye au contraire la route et bientôt, nul ne saurait plus la distinguer des prairies alentours, tout est blanc, et il en était ainsi quand cet homme, le collecteur de lait s’est perdu dans le brouillard.

On m’a raconté l’histoire de cet homme qui s’était perdu dans le brouillard, l’homme était allé boire un verre en début de soirée au village d’Albepierre, certains se souviennent qu’il était en colère quand il a poussé la porte de l’auberge, je crois que c’est un détail qu’on m’a donné, il était en colère, ou bien, je l’ai inventé, peut-être après tout n’était-il pas du tout en colère, peut-être j’ai imaginé qu’il l’était afin de combler un vide de l’histoire qu’on m’a racontée, si tant est, j’y songe maintenant, qu’on me l’ait réellement racontée, il se pourrait très bien que je l’ai lue ailleurs, il pourrait s’agir d’un plagiat, sincèrement je l’ignore, l’aubergiste qui m’a raconté cette histoire ne se perdait pas, comme j’aime le faire, dans les détails, il est allé directement au but, à la fin, il a dit, on l’a retrouvé au-dessus du village, sur le sentier qui monte au col de la Molède, qu’allait-il faire là-haut, quelle étrange idée d’aller grimper au col de la Molède un soir pareil, on n’y voyait pas le bout de ses chaussures, précise-t-il, le fait est qu’en entrant dans l’auberge il était déjà ivre, et qu’en sortant, il était encore plus ivre.

Le collecteur de lait conduisait un pick-up blanc, si bien qu’il se fondait parfaitement dans la blancheur environnante, si tant est qu’un habitant d’une ferme voisine, pris d’une impulsion subite, cela arrive, voyez l’histoire de l’ivrogne qui saisi, sans doute, d’une impulsion subite, avait entrepris de monter au col de la Molède malgré le brouillard et la neige, ou bien ma propre histoire, quand je me suis aventuré sur les hauteurs de la Margeride au mépris du danger, bien que dans cette histoire, la mienne, il s’agissait plutôt de réaliser un projet secret, un pensée qui m’avait travaillé des mois durant, j’attendais la neige, déjà au cœur de l’été je désirais l’hiver, j’attendais le brouillard, à cause de l’histoire du collecteur de lait et à cause de l’histoire de l’ivrogne, si tant est qu’un fermier voisin ait quitté l’abri de son logis pour aller voir dehors, la prairie et tout le reste couvert de neige, le vent caressant ses terres avec emphase, il n’aurait rien vu évidemment, il n’aurait pas distingué la voiture blanche du collecteur de lait, la route elle-même qu’était censé emprunter le collecteur de lait, il n’en aurait rien vu car elle était depuis longtemps recouverte de neige, enfouis sous la neige aussi les clôtures barbelés, le tas de bois qu’on n’avait pas rentré à l’automne, la carriole laissée au milieu du pré, enfouis, et le bosquet de frênes au sommet de la petite colline derrière le ruisseau a disparu depuis ce matin dans le brouillard, on croirait presque que toutes ces choses n’ont jamais vraiment existé, un esprit aussi instable que le mien, aussi incrédule, aussi peu assuré, pourrait tout à fait croire que ces choses-là n’ont pas réellement existé, que nous vivions jusqu’à présent, le fermier, le collecteur de lait, l’ivrogne et moi-même, dans une sorte d’illusion collective, qui nous donnait à croire à l’existence de telle chose, et que, maintenant qu’elles ont disparu, nous sommes confrontés à l’état des choses telles qu’elles sont en réalité.

Je suppose qu’il a quitté l’auberge en proie à la plus grande amertume, mais il est possible qu’au contraire il se soit senti transporté par l’exaltation la plus grande, que sous l’empire de l’alcool, l’amertume ait laissé place à cette sorte de sentiment d’invincibilité qu’on éprouve parfois quand on est parfaitement ivre, pas encore au point de s’effondrer, mais pas longtemps avant, peut-être s’est-il lancé un défi, tout comme je me suis lancé un défi en prétendant marcher jusqu’à la croix de la Paille au mépris du danger, le collecteur de lait lui, souhaitait probablement regagner son logis à la fin d’une journée difficile, peut-être a-t-il pensé, je vais encore aller jusqu’à la ferme de Beynac, collecter le lait à la ferme de Beynac, et puis depuis la ferme, il n’y a qu’une centaine de mètres jusqu’à la route principale, une fois sur la route principale, c’est l’affaire d’une demi-heure pour descendre à la coopérative, vider le lait dans les cuves, puis rentrer chez moi, je peux encore pousser jusqu’à la ferme, pense-t-il, car il aime le travail bien fait, il doit bien se trouver quelqu’un pour faire la collecte du lait à la ferme de Beynac, on me paye pour ce travail, si je renonce à pousser jusqu’à la ferme de Beynac, le patron va me regarder d’un drôle d’air, les collègues qui collectent le lait dans les autres cantons, ils me regarderont en pensant que j’ai laissé tomber mon travail parce que j’avais peur, ou bien parce que j’étais pressé de rentrer chez moi, ce qui est le cas bien sûr, j’ai peur et j’ai hâte de rentrer chez moi, auprès de ma femme et de mes filles, il me suffit de garder le cap en roulant doucement, de ne pas dévier de ce que je suppose être la route, la route que je ne distingue plus de la prairie enneigée, je songe, et ce songe tourbillonne dans ma tête comme les flocons épais qui tournent autour de ma tête, à Myriam, je songe que c’est bien fait pour elle si on me retrouve tout à l’heure étalé dans la neige, crevé dans la neige, elle l’aura bien cherché avec sa suffisance, au col de la Molède, si on découvre mon corps gelé, elle pensera que c’est à cause d’elle, à cause du mépris dont elle a fait preuve à mon égard, si, pris d’une impulsion soudaine, j’ai entrepris en sortant de l’auberge de grimper par le sentier malgré le brouillard et le froid, d’ailleurs, à cause du vin, je ne sens plus le froid, je marche, je me réchauffe, je ne sens plus le froid, le chien s’assoit le cul dans la neige et me regarde en souriant, je sors le sac en coton de mon sac à dos imperméable et glisse le chien dedans, c’est un petit chien, il s’enfonce dans la neige jusqu’aux oreilles quand la neige est trop meuble, je porte le sac en bandoulière avec le chien dedans et continue d’avancer péniblement en direction de ce que je suppose être la croix de la Paille, et quand la fourgonnette s’arrête, les roues patinent quand j’essaie d’accélérer, je n’insiste pas, je sors dans le brouillard, mon visage est fouetté par un vent glacial, et, en regardant tout autour, je ne vois que du blanc, et je sais que je suis sorti de la route, je me retourne et d’où je suis, on ne distingue déjà plus le stade que j’ai traversé tout à l’heure, les ardoises des toits des maisons d’Albepierre, il m’est impossible de les distinguer, je ne croyais pas être capable de marcher aussi vite dans l’état où je suis, mais désormais, je me sens fatigué, devant moi, je ne distingue rien sauf le visage de Myriam qui flotte dans le brouillard, je m’éloigne de Myriam et pourtant je m’approche de son visage flottant dans le brouillard à chacun de mes pas, et si désormais une immense lassitude me gagne, il me faut tout de même avancer, je ne distingue plus les ombres des sapins à ma droite, et je continue d’avancer droit devant, je continue d’avancer car si je m’arrête, je cesserais d’avancer, car probablement, j’oublierais la raison qui m’a poussé à vouloir rejoindre la croix de la Paille en plein hiver par ce brouillard épais, et il me viendrait sûrement des pensées raisonnables, des pensées venues d’on ne sait où, des pensées entendues et rabâchées mille fois, des conseils de prudence, ce genre de pensées avec lesquelles on ne fait rien de bon, ni rien de grand, et je ferais certainement demi-tour, mais il m’est impossible de faire demi-tour, car j’ignore absolument où se situe le nord, et l’est, et l’ouest, le sud, je l’ignore tout autant, la ferme de Beynac je n’en distingue pas la moindre pierre, je sais que je suis sorti de la route, qu’il continue de neiger, que le vent forcit, la tourmente dit-on ici, je pourrais rester dans la voiture jusqu’à ce que le brouillard se lève, que la tourmente s’apaise, il me revient l’histoire d’un homme qui s’était endormi dans sa voiture, puis, dans la nuit, une tempête s’était levée et la neige en quelques heures avait tout recouvert, on a retrouvé l’homme gelé dans sa voiture après que la neige ait fondu, parfaitement conservé, le visage d’un dormeur, apaisé, je pense à cette histoire et je pense que je ne veux pas finir ainsi, que je ne veux pas m’endormir, pas maintenant, que je préfère marcher, marcher droit devant dans ce qui me semble être la direction de la ferme de Beynac, mais qui pourrait très bien être celle du village de Coltines ou du hameau de Ribes, comment pourrais-je en être sûr ?, mais en marchant tout droit devant moi, il est probable qu’à un moment ou un autre je tombe sur une ferme ou un village ou une route qu’on aurait dégagée, à mon tour j’avance péniblement dans la neige épaisse et je distingue flottant dans le brouillard le visage de ma femme que je n’aime pas, que je croyais ne pas aimer, que je n’aime peut-être pas, pas autant que je devrais, mais qui me manque et dont le manque me tire par devant moi, et je marche et je distingue flottant dans le brouillard les visages des gens que j’ai aimés, et je marche jusqu’à ce que je n’en puisse vraiment plus de marcher et je m’effondre, je me vois affalé les deux genoux à terre, je vomis sur la neige, ma tête retombe sur la neige juste à côté de mon vomi et c’est ainsi je suppose qu’on me retrouvera, couvert de neige, juste à côté de mon vomi gelé, comme on me retrouvera peut-être demain, peut-être après-demain, quand la tourmente sera apaisée, au beau milieu d’un pré couvert de neige, le corps blotti dans la neige, avec ce visage de ceux qui sont morts dans leur sommeil, apaisé, et je sais que maintenant je suis tout à fait perdu, c’est ce que je voulais, c’est la raison pour laquelle j’ai pris la voiture et grimpé sur la route enneigée, au mépris du danger, dans ce brouillard épais, sur les hauteurs de la Margeride, je suis désormais bel et bien perdu, alors je m’assois dans la neige, je m’assois pour reprendre mes esprits, et profiter de ce sentiment d’être tout à fait égaré, le chien se glisse en dehors du sac pour renifler la neige, il renifle la neige puis lèche la neige, j’ôte mes gants pour rouler un peu de tabac, le papier est humide, mais en m’abritant les mains à l’intérieur du sac, j’arrive à mes fins, je fume dans l’immensité blanche, je songe d’abord à ceux qui sont morts dans le brouillard, au collecteur de lait, à l’ivrogne, à l’homme qui s’était endormi à l’avant de sa voiture, à tous ceux que la neige a recouverts, puis je songe que je suis précisément à l’endroit où je voulais être, et que je me sens précisément dans l’état que je souhaitais connaître, puis, enfin, je ne songe à rien et fume tandis que le chien, explorant les alentours, disparaît dans le brouillard.