Histoire et vérité

“Cela nous submerge. Nous l’organisons.
Cela tombe en morceaux.
Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.”
(Rainer Maria Rilke, « Huitième élégie », dans Elégies de Duino (1923), traduction de J.-Fr. Angelloz, Paris, Aubier-Montaigne, 1943)
Bien qu’ayant pris du recul depuis un mois avec les flux d’informations, pour me concentrer sur mes travaux d’écriture (une panne d’internet ayant affecté le village où j’habite pendant une dizaine de jours m’a bien aidé), je passe tout de même de temps en temps sur les réseaux sociaux, histoire de vérifier si on m’adresse des messages, et, bien évidemment, papillonnant de la sorte, je tombe sur des informations que j’aurais parfois, et même souvent, aimer ne jamais lire. Pas facile d’en parler. Ainsi le succès soudain d’un Zemmour, à l’orée de la prochaine campagne présidentielle. On voudrait ne pas en parler. Je me défendais moi-même d’écrire quoi que ce soit, mais, à la vérité, j’en suis littéralement obsédé depuis que j’ai découvert avec stupéfaction qu’il était devenu un candidat plausible aux prochaines élections. Celle-là, je ne m’y attendais pas. Je n’avais jamais lu une ligne de ce type, ni même écouté plus de 5 secondes de ses interventions. Une sorte d’allergie. Et ça n’a pas changé d’ailleurs. Par contre, j’ai lu des tas de bouquins (obligé de remettre Moldanau sur pause durant quelques jours donc) : un moyen habituel chez moi d’échapper à la sidération. J’avais grand besoin d’une remise à jour concernant l’histoire de Vichy et des années 40-45 en France. Les historiens de la dernière génération sont remarquables, délivrés autant qu’il est possible de tout envahissement idéologique, utilisant les archives désormais accessibles (que leurs prédécesseurs n’avaient pas en si grande quantité), pour donner un tableau complexe, fin, nuancé. J’ai dévoré les travaux de Laurent Joly, mais aussi l’excellent livre de Bénédicte Vergez-Chaignon sur l’épuration, et bien d’autres. En début d’année, le mémorial de la Shoah avait consacré deux tables rondes autour du révisionnisme (négationnisme aussi) de Zemmour sur Vichy, voici les liens (les vidéos sont en bas de page, les deux sont passionnantes)
Bizarrement les thèmes de Zemmour me sont familiers : je m’étais embourbé jusqu’à vomir dans les thèses du grand remplacement (Renaud Camus et consorts) à l’époque où j’écrivais « Sauver sa peau », et à chaque élection, déjà en 1988 avec la montée de Le Pen père, puis dans les années 2000 évidemment, j’étais saisi par une sorte de terreur, à laquelle je répondais d’une manière « épistémique » – d’une certaine manière, la montée de cette bêtise m’a peut-être poussé à ce multiculturalisme ou cosmopolitisme que je défends mordicus aujourd’hui (tout seul dans mon bureau et sur mon pauvre blog, c’est dire l’impact que ça peut avoir sur le monde ? Ce réflexe d’opposer le savoir au mensonge et à la manipulation idéologique ne suffit pas cependant : j’en fais aussi des cauchemars (et je dois avouer que je suis entré plus souvent qu’à mon tour en rêve dans le maquis, et que j’ai occis mult fois ces ennemis de la vérité de diverses façons. Rêver aide aussi.)
Le plus désespérant, c’est qu’on ne devrait, en tout état de cause, et si le clivage gauche-droite avait encore un sens, avoir à la bouche que la question des injustices socio-économiques (les inégalités ont explosé dans le monde au cours de la pandémie – déjà qu’elles étaient abyssales) et bien entendu la crise climatique. Mais voilà : toute une partie de la classe politique se sent obligée de prendre position sur le soi-disant problème posé par les musulmans, censés nous envahir (on n’est pas loin d’un plan secret fomenté par on ne sait qui), et envisagent sans sourciller le « retour » au droit du sang, une nouvelle « épuration », la dé-naturalisation, la déchéance de nationalité, des renvois au bercail (mais où donc envoyer des personnes nées en France ?). Tout cela excite les quelques neurones à la disposition des descendants lointains du gouvernement de Vichy – mais on se rappellera que Sarkozy, récemment, avait fabriqué un grand débat sur l’identité nationale, etc. Et force est de constater qu’effectivement Zemmour est inspirant, même dans la droite supposée républicaine. On n’oubliera pas non plus que l’antisémitisme, le racisme et la xénophobie, étaient fort répandus dans la société française avant l’entrée dans la deuxième guerre mondiale (et même après, y compris chez certains résistants), et que ces sentiments n’étaient pas l’apanage de la droite. On aimerait croire qu’aujourd’hui, au moins à gauche, au centre, et dans une partie de la droite disons modérée, existe une forme d’immunisation à ces motions haineuses, ces logiques du bouc émissaire. On aimerait.
Je pense à tous ceux, musulmans ou pas, qui sont actuellement objets d’un tel délire. Comment vit-on, comment respire-t-on dans un pays dont, d’après les derniers sondages, qui bien entendu valent ce qu’ils valent, près d’un tiers des intentions de vote s’adresse à l’extrême droite ?
On lira ou en écoutera les historiens décontenancés par cette affaire. Ça rejoint des choses que j’avais écrites concernant la pandémie ou la crise climatique : les savants, épidémiologues ou climatologues, sont mal placés pour occuper le terrain politique. Pas seulement parce que le savant est soumis aux règles des logiques médiatiques. C’est la vieille thèse de Max Weber à laquelle je me réfère souvent, le savant et le politique, ou au texte de Arendt, Vérité et Politique, tiré du recueil « La Crise de la culture », texte qui m’avait tellement impressionné quand j’étais tout jeune étudiant en philosophie.

 

En voici d’ailleurs deux larges extraits :

« Mais est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d’autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenche-ment de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clemenceau : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. » Nous nous occupons ici de données élémentaires brutales de ce genre, dont le caractère inattaquable a été admis même par les parti-sans les plus convaincus et les plus sophistiqués de l’historicisme. Il est vrai qu’il faudrait beaucoup plus que les caprices des historiens pour éliminer de l’histoire le fait que, dans la nuit du 4 août 1914, les troupes allemandes franchirent la frontière belge ; cela ne demanderait pas moins qu’un monopole du pouvoir sur la totalité du monde civilisé. Or un tel monopole du pouvoir est loin d’être inconcevable, et il n’est pas difficile d’imaginer quel serait le destin de la vérité de fait si l’intérêt du pouvoir, qu’il soit national ou social, avait le dernier mot sur ces questions. Ce qui nous ramène à notre soupçon qu’il puisse être de la nature du domaine poli-tique d’être en guerre avec la vérité sous toutes ses formes, et de là à la question de savoir pourquoi une soumission, même à la vérité de fait, est ressentie comme une attitude antipolitique. »

(…)

« La marque de la vérité de fait est que son contraire n’est ni l’erreur ni l’illusion, ni l’opinion, dont aucune ne rejaillit sur la bonne foi personnelle, mais la fausseté délibérée ou le mensonge. L’erreur, bien sûr, est possible, et même courante, à l’égard de la vérité de fait, et dans ce cas ce type de vérité n’est en aucune manière différent de la vérité scientifique ou rationnelle. Mais l’important c’est qu’en ce qui concerne les faits il existe une autre possibilité, et que cette possibilité, la fausseté délibérée, n’appartient pas à la même espèce que les propositions qui, justes ou erronées, prétendent seulement dire ce qui est, ou comment quelque chose qui est m’apparaît. Une affirmation factuelle – l’Allemagne a envahi la Belgique au mois d’août 1914 – acquiert des implications politiques seulement si elle est placée dans un contexte interprétatif. Mais la proposition contraire, que Clemenceau, encore ignorant dans l’art de récrire l’histoire, jugeait absurde, ne nécessite aucun contexte pour avoir une incidence politique. Elle est clairement une tentative de changer le récit de l’histoire, et, en tant que telle, elle est une forme d’action. Il en va de même lorsqu’un menteur, ne disposant pas du pouvoir nécessaire pour imposer ses mensonges, ne s’appesantit pas sur le caractère évangélique de son affirmation, mais prétend qu’il s’agit de son « opinion »pour laquelle il invoque son droit constitutionnel. Cela est fréquemment pratiqué par des groupes subversifs, et dans un public politiquement immature la confusion qui en résulte peut être considérable. L’estompement de la ligne de démarcation qui sépare la vérité de fait et l’opinion appartient aux nombreuses formes que le mensonge peut prendre, et dont toutes sont des formes d’action. Alors que le menteur est un homme d’action, le diseur de vérité, qu’il dise la vérité rationnelle ou la vérité de fait, n’en est jamais un. Si le diseur de vérité de fait veut jouer un rôle politique, et donc être persuasif, il ira, presque toujours, à de considérables détours pour expliquer pourquoi sa vérité à lui sert au mieux les intérêts de quelque groupe. Et, de même que le philosophe remporte une victoire à la Pyrrhus quand sa vérité devient une opinion dominante chez les porteurs d’opinion, le diseur de vérité de fait, quand il pénètre dans le domaine politique et s’identifie à quelque intérêt particulier et à quelque groupe de pou-voir, compromet la seule qualité qui aurait rendu sa vérité plausible, à savoir sa bonne foi personnelle, dont la garantie est l’impartialité, l’intégrité et l’indépendance. Il n’y a guère de figure politique plus susceptible d’éveiller un soupçon justifié que le diseur professionnel de vérité qui a découvert quelque heureuse coïncidence entre la vérité et l’intérêt. Le menteur, au contraire, n’a pas besoin de ces accommodements douteux pour apparaître sur la scène politique ; il a le grand avantage d’être toujours, pour ainsi dire, déjà en plein milieu. Il est acteur par nature ; il dit ce qui n’est pas parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont – c’est-à-dire qu’il veut changer le monde. Il tire parti de l’indéniable affinité de notre capacité d’agir, de changer la réalité, avec cette mystérieuse faculté que nous avons, qui nous permet de dire« Le soleil brille » quand il pleut des hallebardes. Si notre comportement était aussi profondément conditionné que certaines philosophies ont désiré qu’il le fût, nous ne serions jamais en mesure d’accomplir ce petit miracle. En d’autres termes notre capacité à mentir – mais pas nécessairement notre capacité à dire la vérité – fait partie des quelques données manifestes et démontrables qui confirment l’existence de la liberté humaine. Que nous puissions changer les circonstances dans lesquelles nous vivons est dû au fait que nous sommes relativement libres par rapport à elles, et c’est cette liberté qui est més-utilisée et dénaturée par le mensonge. Si c’est la tentation presque irrésistible de l’historien professionnel que de tomber dans le piège de la nécessité et de nier implicitement la liberté d’action, c’est la tentation presque autant irrésistible du politicien professionnel que de surestimer les possibilités de cette liberté et de trouver implicitement des excuses à la dénégation mensongère ou au travestissement de faits. »