Harlequin

Le narrateur, ayant survécu, on ne sait ni comment ni pourquoi, à la fin du monde, se retrouve seul dans un village désert quelque part dans la montagne. Il s’est installé confortablement dans une petite maison traditionnelle à deux pas de la fontaine, entreprend de piller systématiquement les demeures voisines, et, miracle de la littérature !, trouve dans les cuisines et les celliers de quoi soutenir un siège : de la nourriture, de l’alcool, et… C’est bien assez lui semble-t-il. Il passe ses premiers jours dans cet univers post-apocalyptique à cueillir des baies au bord des chemins, récolter des fruits dans les vergers qui bordent la rivière, faire ami-ami avec toutes les bêtes qui ont pris possession des alentours – bêtes redevenues sauvages, ayant repris leur liberté pour ainsi dire.

Mais au bout de quelques jours, il prend conscience qu’il manque cruellement de littérature. Il n’avait apporté dans son sac à dos qu’une liseuse électronique (car la fin du monde l’a surpris alors qu’il randonnait, disons : dans les Cévennes), mais, à la fin du monde comme chacun sait, l’électricité ne sera plus qu’un souvenir. Le voilà donc, délaissant sa liseuse à jamais en panne, à la recherche d’un livre à l’ancienne, façonné d’encre et de papier. Il fouille dans les maisonnées, fait le tour avec soin des étagères, ouvre les tiroirs, explore les tables de nuit, devient fébrile, ressent déjà la douleur causée par cette privation des plus atroces – et, alors que la cause lui parait désespérée, miracle de la littérature !, il tombe sur un carton caché derrière une botte de foin dans un ancienne grange : des livres ! Dans un état préoccupant cela dit : les pages gondolent et l’encre s’efface, les couvertures se délitent et, pour être honnête, la plupart sont illisibles. Il fait le tri.

De la littérature populaire, essentiellement. Des polars de gare, des romances à la Harlequin, des livres du terroir – et le désespoir le saisit : se pourrait-il qu’il soit condamné à se contenter de cette prose infâme, lui qui ne jurait, avant cette délicieuse fin du monde, que par William Gaddis, Thomas Pynchon et Arno Schmidt ?

Cruelle ironie du destin, fatale vengeance des Muses (pour quelque turpitude commise autrefois – il n’en manque pas), et, ramenant tout de même cet ignoble carton jusqu’à sa demeure, mû par quelque attachement fétichiste à la chose matérielle – l’objet-livre -, plus qu’à son contenu idéel, il se lamente sur son sort funeste et entreprend l’intolérable travail de deuil.

Quelques jours, encore, passent – on peut faire confiance aux jours pour passer, nous rapprochant chaque matin un peu plus de la mort -, et, feuillant nonchalamment quelques pages au hasard de cette littérature médiocre, il lui vient un idée : Pourquoi donc, se dit-il, n’entreprendrai-je pas de les améliorer, ces livres ? De les reprendre à nouveaux frais, de les soumettre à quelque traitement formel expérimental de mon cru, de les perturber quelque peu ? L’auteur ne m’en voudra pas si je bouleverse son histoire de secrétaire de mairie qui rencontre, sur le pont d’un navire de croisière le richissime héritier du trône de je ne sais quel royaume, après quoi se noue une idylle passionnée etc., il ne m’en voudra pas, tout décédé qu’il est, et, le droit d’auteur étant ce qu’il est désormais, et le droit positif en général (pour le droit naturel, c’est une autre affaire), rien ne m’empêche d’écrire moi-même la littérature que je voudrais lire.

(la suite du récit consiste donc en la re-écriture d’un roman à l’eau de rose, etc.)