Futur Antérieur

Le temps passe et des années où l’on espérait encore ne demeurent plus qu’un affect vague, assez abstrait. Je ne sais pas si quelqu’un s’est aventuré à faire la phénoménologie des espérances déçues. À sa manière, la psychanalyse s’y colle, à l’espérance déçue. Le futur antérieur est le temps de l’attente passée, des rêves non-réalisés. Il donne à concevoir ce qui n’a pas été bien qu’ayant été attendu, conçu, imaginé, rêvé. Je me rends compte que la plupart de mes textes relèvent de cette temporalité-là, de cette négativité – raison pour laquelle mes lecteurs se plaignent parfois de leur tonalité inévitablement mélancolique.

Furetant sur la toile ce futur antérieur, je tombe sur un article d’un certain Jacques Lépissier, intitulé “Le Futur antérieur en vieux slave”, publié dans la Revue des études slaves, Année 1960, Volume 37, Numéro 1, pp. 89-100. N’étant ni linguiste, ni philologue, et n’ayant du vieux slave qu’une connaissance très relative – tout à fait nulle en fait, même si autrefois, j’avais lu quelques pages du traité de Cosmas contre les Bogomiles, à ne surtout pas confondre avec le nestorien Cosmas Indicopleustès, qui sévit un millénaire plus tôt, autour d’Alexandrie, auteur d’une fabuleuse Topographie chrétienne dont Arno Schmidt, génie de la littérature, tira une nouvelle édifiante, et l’un des pamphlets les plus percutants qu’on ai jamais composé contre l’obscurantisme chrétien, Cosmas ou la Montagne du nord, qu’il faut absolument avoir lu une fois dans sa vie, et même dix fois si possible. BREF ! Dans cet article de Monsieur Lépissier (1925/1971) on lira de remarquables exemples des nuances et des affects que l’usage du futur antérieur exprime en vieux slave. Donc cet atrocement mélancolique : “Hélas ! J’aurais passé près d’elle inaperçu.” – avec le temps le champ des possibles s’appauvrit, ce qui aurait pu être n’a finalement pas été. Ceux qui ont lu mon Alpestre reconnaîtront sans doute ici le motif principal du livre. 

Aujourd’hui règne, ce me semble, une atmosphère de fin du monde. Mais c’est peut-être seulement l’effet de l’âge qui m’affecte. Certainement des gens plus jeunes ne vivent pas comme si la fin du monde était imminente. Peut-être nourrissent-ils encore de solides espoirs, concernant leur propre destinée, à défaut de la destinée du monde. De mon côté, je me débrouille comme je peux avec cette idée fermement ancrée à l’esprit que, quoiqu’il arrive, je n’en sortirais pas vivant. ce qui témoigne sans doute du fait que je suis bel et bien entré dans le temps de la sagesse, temporalité spécifique qui émerge des ruines du futur antérieur, à laquelle nous condamne la succession des espérances déçues.

Je regarde les herbes folles du jardin secouées par le vent. Une forme d’ennui plane au-dessus du clavier : d’une certaine manière j’ai hâte que tout cela finisse. Mais d’un autre côté, rien ne presse. Quand on a fait son temps et qu’il est trop tard, on est libéré du souci de l’attente et des souffrances de l’espérance. Tout part à vau-l’eau, mais ce professeur de vieux slave, tout comme les prêtres Cosmas, ce géographe grec ou ce prêtre bulgare, ont déjà sombré dans l’oubli, et leurs rêves avec eux. Quant à l’auteur d’un Soir bordé d’or (Zettel’s Traum), je m’en vais le relire tiens !