État de la bête (été 2020)

I

Tout à la fois

Infiniment riche en mondes

érudit en perdition dans les combles de la bibliothèque

colporteur d’histoires chargé comme une mule

trafiquant de mensonges et de vérités

Infiniment pauvre en monde

ascète balayant les feuilles devant la cabane de tôles

philosophe à sa promenade rituelle dans les allées des jardins de Königsberg

et chaque soir avec le chien jusqu’aux étangs en bas de chez nous

Hanté de passés qui ne sont pas les miens

Inquiets de futurs qui ne sont pas encore

En nul temps nulle part

Je pourrais me contenter de ruminer en attendant la fin

le soulagement d’une dernière pensée

les premières pages du Traité des Principes de l’insondable Platonicien de Damas

Soupesant l’ineffable par excès

et l’ineffable par défaut

(et tout ce qui, entre les deux, péniblement

s’efforce à l’être

la procession la manence et la conversion

la conversion la manence et la procession

l’être la vie la pensée

l’interminable danse des dieux

subjuguant les êtres sublunaires que paraît-il

nous sommes)

Avant de partir en exil à la cour du roi de Perse à Ctésiphon

mais il paraît qu’on n’y trouve qu’astrologues et diseurs de bonne fortune

ou de mauvaise

j’en serais déçu.

 

II

Mes racines ne sont plus qu’au ciel

comme aurait dit le Président Schreber

c’est assez malcommode dois-je admettre

J’aurais bien aimé avoir

je ne sais quoi (j’ose à peine le dire)

un pays d’enfance dont me souvenir

avec tendresse ou avec colère

Le pays d’enfance des autres

quand ils le racontent

me plonge aussitôt dans les larmes.

L’homme est cet être étrange assurément

capable de souffrir de ce qu’il n’a pas vécu

de ce qui n’a pas été

de ce qui aurait pu être

de ce qui aurait dû être

de ce qui ne sera jamais.

J’ai bien essayé

en bricolant avec les histoires des autres

de me creuser des origines

de me forger un destin

Mais je crois que je suis devenu trop sobre pour y croire

Il faudrait donc que je me remette à boire,

mais j’en mourrais paraît-il.