El Santuario de Nuestra Señora de La Bien Aparecida

(Santander, Espagne, 2002)

À ce moment-là, elle a reculé de quelques pas, relevé sa jupe et s’est accroupie pour pisser avec cet air décidé et ce sourire inquiétant comme lorsqu’elle m’avait saisi la main la première fois et tiré à travers la ville par ses rues à elle, sombres et douces, jusqu’à l’hôtel où j’avais pris une chambre.

Ce soir-là je m’étais senti comme jamais, parfaitement à mon aise, détaché et pleinement heureux, le Jack Daniels circulait dans mes veines, me débrouillant fort bien avec un anglais douteux et mon ignorance totale de la langue locale, et justement pour cette raison, étant en quelque sorte privé de mots, je n’avais plus qu’à me contenter d’être, extraordinairement librement être, et en même temps extrêmement proche du néant et de l’abîme, ayant débarqué dans cette ville la veille au soir pour de si vagues raisons, j’aurais choisi au hasard un point sur la carte d’Europe, et m’y serais rendu par un moyen quelconque, ça n’aurait fait aucune différence, et c’est là précisément le genre de situation dans laquelle je me sens parfaitement bien, puis c’était elle, et ça aurait très bien pu être une autre, je l’avoue, et je l’avoue d’autant plus aisément qu’elle l’a toujours su, qu’elle le savait déjà, au premier regard, et c’est pourquoi notre relation fut toujours teintée d’une sorte de tristesse, baignant dans une mélancolie naissant de la proximité du vide, la menace d’un effondrement, pressentiments avec lesquels on doit composer quand on s’aventure à demeurer quelques temps à mes côtés. Demeurant à mes côtés moi-même la plupart du temps, je sais de quoi je parle, cette précarité constitutive, qu’aggrave une précarité matérielle inévitable, le sort n’ayant pas fait de moi, et je le regrette, un rentier, j’en suis familier même s’il n’est pas facile pour autant d’en parler.

Là, c’était notre premier soir, illuminés tous deux dans la faune grouillante de Santander, chaude, populaire, musicale, sublimée par l’alcool, et, le dernier soir, notre dernier soir, c’était toujours la nuit, et Santander aussi, dont les lumières brillaient au loin, du sommet de la colline qui surplombe le littoral, et, au sud, Secadura, le maigre village éparpillé au pied de la cordillère Cantabrienne, s’élevant fièrement vers les étoiles, la petite ferme au sud où elle vivait avec ses parents et ses sœurs, une nuit tout aussi parfaite en somme que la première, la ville au nord en contrebas épousant l’océan infini obscur et sans forme, et nous deux, près de la chapelle, elle pissant doucement devant moi, « je sais que c’est fini » a-t-elle dit ensuite en se relevant, en anglais bien sûr, parce qu’aussi bien nous nous sommes connus en anglais, aimés dans cette langue, nous devions également nous quitter en anglais, ce qui accentuait sans doute, j’en ai conscience et elle le savait aussi, l’atmosphère de romance, de tragédie et l’insoutenable mélange de tristesse et de bonheur dont sont marqués à jamais ceux qui ont vécu au moins une fois une histoire lumineusement perdue d’avance, dont on ne peut jouir à vrai dire qu’instant après instant, comme par éclats, de fines parcelles de joie infinies, infiniment désespérées, comme un dernier verre avant la mort, et ce soir-là il me fallait bien sûr retourner chez moi, mais où est-ce chez toi petit bonhomme ? Je ne sais pas, j’ignore si je suis encore attendu, je n’espère pas être attendu, j’espère qu’on m’aura oublié, qu’on aura tiré un trait, c’est juste que j’ai besoin d’argent, de récupérer quelques affaires tu vois, régler deux ou trois détails tu comprends ? Tu penses vraiment revenir ici ? J’aimerais bien, j’aimerais tant. Tu ne reviendras pas. Non. Je ne reviendrais pas.

Nous avions loué, elle et moi, une chambre minable dans une pensione, sise à la Calle de Miguel Artigas, ou plutôt elle avait payé pour nous deux, puisque de mon côté je n’avais plus un sou vaillant, une borne de retrait automatique ayant dévoré ma carte bancaire, pour la raison tout à fait valable qu’elle n’était plus approvisionnée plusieurs jours, et j’en étais réduit pour survivre en ce bas monde à jouer de la guitare, car je l’avais apportée dans le coffre de ma voiture, franchement délabrée celle-là, mais coriace et endurante, quoique réduite à l’immobilité faute de carburant, égrenant quelques accords et chantant à plein poumons pour surmonter le vent qui soufflait gaiement et en toute impunité près de l’embarcadère du ferry pour Plymouth, qu’un sens de la stratégie hérité de maigres expériences antérieures de mendicité, m’avait conduit à choisir comme lieu d’exhibition : Oh ! les passants passaient, certes, et ne manquaient pas, mais les chansons que j’avais écrites à cette époque et que j’interprétais pour ainsi dire en avant-première ne semblaient pas rencontrer un succès notable, comme un coup d’œil anxieusement compulsif à la boîte devant laquelle j’exprimais musicalement mon mal-être, dans un anglais il faut le dire redoutable, me le confirmait irréfutablement, quelques piécettes dorées, de quoi acheter un litre de mauvais vin, mais certainement pas assez pour payer un lit pour la nuit et encore moins pour alimenter le réservoir de mon automobile, mais puisque Aparecida s’était dévouée pour endosser le costume d’ange gardien, je finissais par dépenser ce pas grand chose en vin, plutôt que d’économiser pour un futur de toute manière assez conjectural, et comme je buvais beaucoup en ce temps-là, que boire constituait probablement l’occupation la plus importante et la plus identifiable de mon emploi du temps, excepté marcher sans but et attendre qu’elle revienne, après quoi nous dînions et faisions l’amour et parlions notre charabia amoureux, commençant même à boire de plus en plus tôt, ce qui est mauvais signe comme le savent bien tout ceux qui boivent, avançant chaque jour le moment de la première gorgée, j’en étais au milieu de l’après midi : il me restait donc de la marge.

On aurait dit la chambre d’une personne disparue, l’arrière-grande tante demeurée jusqu’à la fin célibataire, l’inévitable immense crucifix trônant au dessus du lit, tout autour sentant l’ennui et la bigoterie, et peut-être quelques jouissances spéciales que de jeunes gens forcément ne peuvent qu’ignorer. On en était tout gêné alors de baiser ici, donc, on le faisait de préférence ailleurs, la veuve qui tenait la pensione nous ayant sans proférer un seul mot mais en lançant dès notre arrivée un coup d’œil accusateur, fait comprendre qu’elle soupçonnait, et ma foi son soupçon était tout ce qu’il y avait de fondé, qu’il ne s’agissait en rien d’un voyage de noces ou d’une promesse de fiançailles, mais bien d’une de ces passades, avec un étranger qui plus est, que la moralité justement condamne, ce qui achevait de nous dissuader de nous ébattre en ces lieux.

 

Au petit déjeuner, pris dans la cuisine, minuscule, autour de l’unique table carrée, un homme d’un soixantaine d’années vînt prendre place, silencieux, massif, du genre qu’on n’a pas bien envie de déranger quand on n’a que trente ans. Il déploya sans se gêner son journal sur la moitié de la table, le Times de la veille, alluma sa pipe, tandis que la veuve versait le café. Puis il se leva, prononça quelques mots en espagnol à l’attention de son hôte et bientôt ses pas lourds résonnèrent dans l’escalier craquant. Aparecida demanda à la propriétaire des lieux si elle accueillait en ce moment d’autres clients. Non, il n’y avait que nous, et ce monsieur, mais c’est un cas spécial. « L’Anglais » qu’elle l’appelait. Il habitait ici depuis sept ans. Ma chère amie traduisit, je levai le sourcil de celui qui aimerait en savoir un peu plus et la vieille ne se fit pas prier : il était arrivé là il y a sept ans, avec son épouse, par le ferry, ils visitaient la côte, une bien belle femme, grand et fine avec de beaux cheveux disait-elle, ajoutant dans un soupir : la pauvre, et de se signer sur le champ. Second sourcil troublé : un accident répondit-elle, et aussitôt de préciser : elle s’est noyée à Matalenas, c’était il y a sept ans, ils logeaient ici, mais lui, il n’est jamais parti, il est resté là, paye sa chambre chaque semaine, avec la même valise en cuir lourde, il n’est jamais parti, depuis sept ans. Jamais, répétait-elle d’une voix presque chantante.

 

Je note soudain que j’ai oublié de signaler qu’elle, mon amie de Santander, se prénommait, et j’ose espérer qu’elle se prénomme encore, mais le temps est passé et, malgré quelques pathétiques tentatives pour nous articuler d’une manière ou d’une autre à nouveau, plus jamais je n’eus de ses nouvelles, « jamais » comme disait la veuve, se prénomme donc Aparecida, qui signifie Apparition, prénom extrêmement rare disait-elle et dont elle était fière, et c’est plus tard, en recherchant les lieux de mes vies antérieures sur une carte de géographie que j’ai découvert qu’une vaste chapelle, El Santuario de Nuestra Señora de La Bien Aparecida, cette dernière par ailleurs patronne de la Cantabrie, située pas bien loin de chez elle, dans les montagnes, était réputée donc avoir comme on s’en doute reçu la visite de la Vierge trois siècles auparavant.