Écrire de la science-fiction

En ce moment, je lis de la SF. Ça me prend tous les dix ans environ, et la période ne dure guère jamais longtemps. Des nouvelles exclusivement. Ted Chiang, Lucius Shepard, des trucs comme ça, des auteurs récents. Pas facile de trouver des textes qui m’accrochent (suis sans doute trop exigeant, les premières pages me procurent un effet souvent rédhibitoire).

Et, comme à chaque fois, ça me donne envie de me lancer dans l’écriture. J’ai écrit un bon paquet de nouvelles de science-fiction dans ma vie, mais n’ai pas jugé bon d’en publier une seule. Pas faute d’essayer, mais le résultat me sort par les yeux. Il ne m’en reste pas grand-chose, de vagues souvenirs, des ambiances surtout, quelques images. Mais il y a une idée qui me revient toujours, et je ne crois pas mentir en disant que ce projet, dont j’ai perdu toute trace écrite au gré des pannes de mes disques durs, doit dater d’il y a au moins une quinzaine d’années.

Trouverai-je la force d’en venir à bout un de ces jours ? Rien n’est moins sûr. C’est exactement le genre d’idée dont j’aimerais qu’un autre, plus doué pour ce genre de récit, s’empare et rédige. Je vous donne un aperçu de l’argument :

On a envoyé dans l’espace, à destination d’une planète lointaine, une petite société de femmes et d’hommes, disons une centaine d’individus, des scientifiques principalement, et quelques militaires, spécialisés dans tous les domaines du savoir nécessaire à l’établissement d’une colonie spatiale. Bon jusque-là, rien que de très banal (et à vrai dire, cette histoire ne m’intéresse pas vraiment.)

Parmi ces colons de l’espace, un conseiller avisé a jugé bon de glisser un professeur d’histoire, qui fait figure d’incongruité parmi cette foultitude d’ingénieurs, de biologistes, de physiciens, et autres informaticiens. La crème de la crème soit-dit en passant. En sa qualité de représentant des sciences « molles », ou, disons, « humaines », le professeur d’histoire est censé prendre en charge ni plus ni moins que la « mémoire » de ce petit morceau d’humanité (en réalité une élite triée sur le volet – le reste de l’humanité est destiné à crever sur une terre rendue inhabitable suite aux effets des catastrophes climatiques, etc.).

Quand le récit débute, le voyage dure depuis déjà une bonne soixantaine d’années. La communauté se déploie sur trois générations, au gré des copulations et des naissances au sein de l’équipage, et compte désormais un bon millier de futurs colons.

Et donc il y a ce professeur d’histoire, mon personnage principal évidemment, sorte de fantôme maladif et solitaire errant dans le dédale des couloirs glacés du vaisseau, un vieil homme désormais, qui s’abrutit de drogues et de boissons alcoolisées la plupart du temps, qu’on ne salue même plus quand on le croise, le seul véritable marginal à vrai dire de cette cité ambulante, dont on semble ne tolérer l’existence que par habitude. Au fil des ans et des décennies, les élèves ont déserté ses cours, si bien qu’aujourd’hui, l’enseignement d’histoire, relégué dans un réduit minuscule au fin fond d’un couloir obscur, constitue une sorte de témoignage plus ou moins vivant des temps anciens, c’est-à-dire des temps d’avant le décollage. On le considère avec indifférence, comme une relique dénuée de tout pouvoir, quoiqu’il ait été gâté par l’alcool et les drogues de synthèse, et malgré ses tendances à invectiver ses collègues et ses rares étudiants – lesquels ne tiennent guère plus de deux ou trois séances dans l’année universitaire, si bien qu’il se retrouve au second semestre invariablement seul dans sa petite salle de cours, et n’a jamais réussi à susciter aucun disciple ni aucun successeur. Quand il mourra, ce qui ne devrait guère tarder, sans doute avant d’atteindre l’objectif de l’expédition, l’histoire de l’humanité terrestre disparaîtra avec lui.

Voilà le pitch. Alors il y aurait de quoi écrire un texte empreint de mélancolie, ah ! Que serait une humanité sans l’Histoire ! Agrémenté de piques bien sentis contre la modernité scientiste, et le désenchantement général : ils ont remplacé l’âme par le cerveau, et se voient eux-mêmes comme des machines à peine plus sophistiquées que les robots qu’ils utilisent. Comment penser le présent, et envisager l’avenir, sans étudier le passé ? (pourrait-on se demander avec gravité)

J’imagine de grandes pages d’histoire ancienne, un peu absurdes, méditées par ce pauvre personnage solitaire tandis que les laboratoires alentours fourmillent de chercheurs et d’étudiants. Je le vois haranguer ses collègues, leur réciter à pleine voix Thucydide et Tacite, du Edward Gibbon et du Fernand Braudel, et je les entends rire de lui sans se cacher. Je le devine écrivant dans un carnet de sinistres prophéties concernant le devenir de l’expédition, puis se réfugiant mélancoliquement dans la contemplation de photographies représentant les paysages de sa planète abandonnée.

Mais voilà, c’est à mon avis plus compliqué que cela. Imaginez que vous ayez vu le jour sur ce genre de vaisseau spatial, embarqué pour une expédition sans retour vers une planète lointaine. Que signifierait pour vous l’histoire d’une civilisation, d’une culture, dans laquelle vous n’avez jamais vécu, celle de la terre où vous n’avez aucune chance de poser le pied ? Spontanément, je songe à ces cours d’histoires et de géographie de la France qu’on enseignait aux écoliers des colonies en Afrique et ailleurs. À la limite, l’histoire, pour ces natifs du vaisseau, commence avec le voyage, et le monde qui les intéresse se déploie pour le moment dans l’espace délimité par les parois de la carlingue. Et l’avenir est sur une planète lointaine, dont l’histoire reste à écrire.

Dans nombre de micro-sociétés animistes, pas toutes mais probablement une majorité, la mémoire des anciens, contrairement à ce qu’on imagine, ne remonte guère à plus de deux ou trois générations (c’est souvent le cas en Amazonie ou dans les zones subarctiques, moins fréquemment en Mélanésie ou en Asie du sud-est). Au-delà, le souvenir demeure flou. Et n’a pas grand-chose à voir avec l’histoire telle que nous la pratiquons. Les plus anciens possèdent encore des récits de leur enfance, et se souviennent de ceux que leurs aïeux leur ont racontés, mais ça ne va guère plus loin. C’est assez compréhensible dans la mesure où la mémoire des noms du mort est souvent taboue, ainsi que les endroits fréquentés par les anciens : on évite d’établir son campement, quand on nomadise avec ses rennes en Sibérie, ou sur les rives des fleuves en Amazonie, là où les ancêtres établissaient le leur. Le passé, c’est le monde des morts, et possiblement celui des fantômes et des esprits, dont la puissance de séduction constitue une menace pour les vivants. À la place de l’histoire on raconte comme avait dit Lévi-Strauss, des mythes, et ce qui assure la cohésion de la communauté, ce ne sont pas tant les commémorations mémorielles que d’innombrables rituels et des fêtes, dont la vie quotidienne est tissée, chargés de ré-ordonner régulièrement des voisinages de mondes instables et menaçants. Il y a chez ces populations une approche assez pragmatique de l’existence, et une connaissance affinée du présent, portée par une curiosité irrésistible pour les mondes qui les entourent, l’environnement, les animaux, les esprits, mais aussi les sociétés voisines, affines ou ennemis. Une complexité de mondes qui doit être composée et recomposée en permanence, où l’identité du groupe, toujours déstabilisée par les mariages et les échanges avec les groupes voisins, ne saurait faire l’objet des crispations qu’on peut observer dans les sociétés des modernes.

On voit, ou pas, où je veux en venir. Notre historien isolé sur ce vaste engin spatial à destination de nulle part, se noie dans l’alcool non seulement parce que ses histoires ne parlent à personne, mais aussi parce qu’il a bien été obligé de considérer avec amertume que ce qui tient cette petite communauté égarée dans l’espace intersidéral, ce qui l’empêche de sombrer dans la folie peut-être, c’est un ensemble de rituels, par exemple les tâches répétitives nécessaires au bon fonctionnement du vaisseau et à la survie de ses occupants. Ils n’ont pas besoin de se remémorer les grandes heures de l’histoire terrestre. Et si l’envie leur venait de rendre hommage, vouer un culte, ou, pourquoi pas, fonder une religion, ils se contenteraient probablement d’héroïser, voire de diviniser, quelque ingénieur resté sur terre et qui donna son nom à quelque technologie dont le vaisseau fait usage, ou bien au premier commandant de bord de l’expédition.

Peut-être auraient-ils néanmoins besoin de philosophie ? Et sans doute de philosophie politique ? La croissance de la population, la complexité des relations sociales, notamment entre les générations, celles qui ont connu la Terre et celles qui ne la connaîtront jamais, et d’inévitables conflits pour le pouvoir ou le savoir, sans parler des aléas des relations amoureuses, tout cela pourrait bien conduire à réfléchir à la nature de l’organisation politique, et d’aborder des questions de morales, et, très probablement, d’affronter l’inépuisable problème de la justice. Et dans ce cas-là, il faudrait recourir à l’histoire, qui fournit avec l’expérience, le matériau pour la philosophie.

(pour la géographie, le plan détaillé du vaisseau et les immensités stellaires auront infiniment plus de pertinence que le détail des côtes maritimes ou des montagnes sur la terre. Forcément.)

Voilà. Rien que d’y songer, la perspective de l’écrire m’arrache de douloureux bâillements. Il faudrait rendre la chose amusante, trouver une sorte d’intrigue plus terre-à-terre et un peu moins métaphysique, histoire d’éviter au lecteur de sombrer dans l’ennui. Et surtout découvrir une forme littéraire suffisamment stimulante pour que je m’y lance. J’ai mieux à faire pour le moment, mais si ça inspire quelqu’un, qu’il s’empare de la chose et en fasse son miel !