D’un ami perdu

Ce dont je me souviens.
 
L’accident du microphone : nous étions plongés dans l’enregistrement d’un de mes albums, c’était, disons, à la fin des années 90, il enregistrait des chœurs je suppose, l’ingénieur du son et moi étions affairés à nos consoles, et soudain, silence, le chant se tait, juste des grésillements et une légère odeur de brûlé. On lève la tête : sa bouche était littéralement collée au microphone et, de voir ses yeux révulsés, son visage grimaçant, ça nous a d’abord fait rire – puis on a débranché vite fait le matos – ce qui a eu pour effet de le faire hurler d’un seul coup.
 
Il était totalement hypocondriaque, se plaignait toujours de maux de ventre, de migraines atroces. Comme je le conduisais à l’hôpital, il n’arrêtait pas de dire qu’il allait certainement mourir.
 
L’été suivant, il m’avait invité à passer quelques jours sur l’île de Ré ou l’île d’Oléron, je ne sais plus, où sa famille bourgeoise possédait une vaste propriété – un soir, à la sortie d’une discothèque, scène de violence sur le trottoir : un type battait une femme, elle hurlait. Deux autres mecs regardaient sans mot dire. On a foncé dans le tas, on s’est fait éclater bien entendu, et le pire, c’est la fille qui nous disait de nous mêler de nos affaires. Comme nous étions parfaitement ivres, nous n’avions pas si mal que ça. De retour à la Villa, forcément, on l’avait mauvaise quand même : après s’être badigeonné de Bétadine et avoir posé quelques pansements, nous nous efforcions de soigner dans l’alcool nos idéaux romantiques perdus.
 
Une de ses spécialités, c’était de se faire passer pour n’importe qui, un conservateur mou, un socialiste modéré, un ultra-gauchiste révolutionnaire, un libertarien radical, un néofasciste. Nous nous installions à la terrasse d’un café et commencions tranquillement à discuter de politique. Nous étions assez doués, lui et moi, pour épouser n’importe quel profil militant et soutenir des positions, parfois scandaleuses, avec aplomb, tout en gardant notre sang-froid et un sérieux constant. On parlait à voix suffisamment haute pour que les jeunes gens attablés à proximité puissent nous entendre, des étudiants de gauche généralement. Quand ces voisins de tablée commençaient à réagir à nos conversations, nous les invitions aimablement à deviser, et les entraînions avec délectation dans un piège infâme : il n’était pas rare qu’un de ces jeunes gens finissent par acquiescer à la logique imperturbable de nos raisonnements, et adopter, même provisoirement, des positions politiques à l’extrême opposé de ses convictions habituelles. Un jour, un de nos interlocuteurs, alors que nous étions passés en douceur d’une théorie libertarienne à ce qui ressemblait de plus en plus à du fascisme en bonne et due forme, s’écriait : “Mais vous êtes des néonazis ou quoi !”, et mon ami de répondre : “Mais pourquoi néo ?”
Vingt ans plus tard, je cherche sur internet des traces de cet ami. Il a continué à jouer de la musique. Fait essentiellement des reprises de cold wave. Les cheveux grisés. La même bouille. Récemment, il apparaît comme directeur de campagne d’une élection locale pour le Front National. Puis comme numéro 3 sur la liste de ce même parti, pour les élections municipales de la ville qu’il n’a manifestement jamais quittée. Les dernières traces datent d’il y a 4 ans. Il semble avoir disparu de la circulation depuis.
L’album sur lequel il jouait la basse et posait quelques voix n’a eu aucun succès. Insuccès mérité à mon avis (j’en étais l’auteur). Sa carrière musicale n’a pas décollé semble-t-il. Il n’a évidemment jamais été nazi, et pas non plus néo-nazi. Mais c’était un garçon profondément désespéré. Nous avions cela en commun, ce pessimisme viscéral de ceux qui, dans les années 80, avaient vu leurs aînés abandonner un par un leurs idéaux politiques, se transformant en purs nihilistes consuméristes. Nous ne faisons finalement que pousser ce nihilisme à bout, en révélant ce que le monde autour de nous refusait d’admettre. Prophétisant “No future”, adoptant ce cynisme systématique qui n’était qu’une défense contre la douleur de la perte et notre besoin d’amour, nous devenions le symptôme d’une société malade. J’étais issu de la mouvance punk, alors qu’il venait plutôt des milieux gothiques, mais nous partagions ce même dégoût, cette inadaptabilité – Morrissey, une de nos références communes, dirait plus tard “maladjusted” -, et cette même conviction d’être sans avenir. Ce en quoi nous avions raison bien entendu.