Du plurilinguisme

Je profite de ce témoignage pour rappeler une chose qui, dans les pays où l’homogénéisation linguistique, (en général orchestrée par l’État) a été radicale (c’est le cas en France !), est très difficile à entendre (Lisez par exemple le livre d’Anthony Lodge, Le Français, Histoire d’un dialecte devenu langue, pour comprendre ce qui fait de la France un cas très spécifique) :

En réalité, dans la plupart des sociétés humaines, y compris les micro-sociétés qu’étudient les ethnologues, le plurilinguisme est la norme plutôt que l’exception.

C’est vrai également dans l’histoire. L’espace antique Méditerranéen au sens très large, de l’Europe de l’Ouest aux confins de l’Indus, fut un archipel linguistique, et ni le grec, ni le latin, n’ont mis fin à la pluralité des langues et des dialectes. Petite remarque en passant : c’est aussi vrai des dieux et des cultes, d’une infinie variété, notamment en régime polythéiste : on peut même dire que la tolérance religieuse (jusqu’à l’antiquité tardive Chrétienne en tous cas) est un caractère crucial de l’impérialisme romain.

Dans la plupart des pays Européens actuels, le plurilinguisme est la norme. Ça ne se traduit pas toujours institutionnellement, mais dans les communications quotidiennes, oui. On peut parler une langue donnée dans un certain contexte, une autre langue dans un autre contexte. Le plurilinguisme est essentiellement un FACTEUR DE PAIX. Ce n’est que lorsque l’État, ou une puissance factieuse, fait de la langue un enjeu identitaire que les choses dégénèrent.

C’est quelque chose qui a frappé les ethnologues qui travaillent en Amazonie (ou ailleurs) : les micro-sociétés de la forêt tropicale apprennent facilement la langue de l’autre, parfois fort différente, celle des tribus voisines et celle des blancs (espagnol ou portugais), la langue de l’ “ennemi” (qui n’est ennemi qu’en l’attente de devenir un proche, en cas de mariage inter-tribal ou d’échange commercial par exemple) – parce que cet apprentissage de la langue de l’autre est VITAL. Il s’inscrit de manière plus générale dans le champ d’une véritable curiosité envers l’autre (par prudence et par intérêt). On peut dire la même chose du plurilinguisme chez les populations autochtones en Sibérie vis-à-vis du Russe par exemple.

On se plaint beaucoup en France de la domination “impériale” de l’anglais, langue véhiculaire par excellence dans certains domaines (le commerce international, la recherche, certaines productions culturelles). On oublie qu’il existe en réalité une bonne dizaine de langues véhiculaires qui sont parlées dans différents espaces géographiques mais qui ne mettent que rarement en péril les langues vernaculaires (en usage dans une communauté donnée).

La coexistence de quelques langues véhiculaires (anglais, arabe, espagnol, malais, russe, etc) avec un nombre considérable de langues vernaculaires a quasiment toujours été la norme plutôt que l’exception. Attiser la différence linguistique à des fins nationalistes, c’est faire croire que la situation “naturelle” serait le monolinguisme. C’est parfaitement faux, même si, évidemment, une propagande portant sur ce point peut épouser des ressentiments passés et être adoptées par certaines parties de la population pour justifier l’inimitié et la guerre. Mais encore une fois, notre point de vue franco-français n’aide guère à aborder ce genre de question.