Deux mots sur une crise du mythe libéral de l’hyper-individu autonome

Si j’en ai le courage, je reviendrais plus tard sur une question qui me semble assez centrale, cette tension redoutable que la pandémie manifeste entre deux figures radicales : le “citoyen responsable” (altruiste) et l’hyper-individu “autonome”. Un mot cependant :
En réalité, ces deux idéaux-types ne se trouvent que rarement incarnés, chacun d’entre nous participant plus ou moins de l’un plus ou moins de l’autre – et c’est la raison pour laquelle nous éprouvons des conflits intérieurs, des dilemmes moraux, des scrupules etc (ce qui est d’une grande valeur, mais aussi bouleversant et angoissant : pas étonnant donc que nombre d’entre nous s’efforcent d’expulser ce conflit intérieur en le projetant dans le monde, pour mieux trancher d’un côté ou de l’autre,en désignant des ennemis à détruire, plutôt que de se confronter en âme et conscience, comme on disait naguère, à ses propres démons)
C’est là tout le paradoxe d’un gouvernement à tendance ultralibérale, qui nourrit et berce les populations d’une propagande en faveur de la libre entreprise individuelle, exige de chacun l’autonomie (même des plus défavorisés), vante les mérites et récompense l’individu hyper-connecté, mais qui, désormais, en appelle à la conscience civique et la responsabilité collective.
Il n’y a guère à s’étonner que ce discours soit inaudible pour une partie de la population qui a adhéré, de gré ou de force, consciemment ou pas, à ce mythe de l’individu autonome, de l’indépendance absolue, par laquelle chacun ayant sa chance dans une compétition infinie accepte sans sourciller les inégalités du moment qu’il est à même de poursuivre des fins purement égoïstes sans scrupule moral.
Ce que manifeste en réalité cette crise, c’est l’état de dépendance quasiment absolu dans laquelle se trouvent les soi-disant individus autonomes : le capitalisme généralisé, la privatisation et la marchandisation presque achevées de tout ce qui circule et s’échange, de toutes les ressources, même les plus essentielles, des corps et des esprits eux-mêmes (chacun étant devenu cette petite entreprise, et même pire, une ressource commercialisable, une marchandise négociable), ce système capitaliste total cerne, sature et ceinture l’habitant des sociétés contemporaines.
Avec la pandémie, la propagande du capitalisme ultralibéral est mise à mal, elle apparaît pour ce qu’elle est : une idéologie mensongère, une illusion. La réalité, c’est que nous sommes, tout un chacun, déjà sous perfusion.
Voici, très brièvement décrit, le terrain “anthropologique” sur lequel se déploie cette pandémie. On peut le regretter, rêver d’un monde où les choses auraient pu être différentes. Mais je crains qu’il n’y ait pas d’autres mondes possibles actuellement, et pas non plus dans un futur proche. Sans doute, une tendance social-démocrate plutôt qu’ultralibérale, atténuerait la casse sociale provoquée par cette crise, mais je crains que le mythe de l’autonomie soit désormais bien trop ancré dans l’esprit de la plupart des gens pour qu’une alternative de ce genre revienne sur le devant de la scène (de manière durable). Et demeure la possibilité que cette crise anthropologique débouche sur l’adoubement d’un guide suprême, d’un leader charismatique, censé rétablit l’ordre du monde – à défaut de penser le chaos des esprits.