Des chaussures pour marcher

De manière générale, je ne m’attache pas tellement aux objets. Les objets m’embarrassent, j’entretiens avec eux une relation d’inconfort, d’empêchement, ils me heurtent et je m’y cogne, et pour tout dire, ils prennent de la place, moi qui peine à trouver une place, et m’aliènent et me clouent au sol. Il y a cependant des exceptions. Les chaussures, les chaussures de marche – de toutes façons, je n’ai plus d’autres chaussures que des chaussures de marche, il y a bien longtemps que j’ai mis au rebut les chaussures de ville, les chaussures de bureau, les chaussures pour la mondanité, là où je vis le plus souvent, que ferais-je de ces chaussures qui souffrent et se tordent au moindre caillou, ne tolèrent aucune imperfection du chemin, limitent leur escapades aux trottoirs et aux quais de métro, ne sont dans leur élément qu’à arpenter couloirs et salons, là où précisément je prends soin de ne jamais m’aventurer – les chaussures de marche donc, font exception. Je me souviens de mes premières paires quand j’étais enfant, et, rien qu’en y songeant, je vois les hauteurs déchiquetées des montagnes pyrénéennes et les sentiers pentus qui y mènent. J’observe de gros nuages noirs s’abattre sur le pic du Midi d’Ossau au petit matin, et je traverse de sauvages ruisseaux en sautant d’un rocher à l’autre. Et je me souviens ensuite de celles que j’ai gardées longtemps, les plus solides, les plus résistantes, celles qui ne vous trahissent pas. Une paire de chaussures autrichiennes, tout en cuir, montant haut sur la cheville, je les ai gardées dix ans, on a fait ensemble les Alpes, en long et en large, elles ont rendu l’âme dans les Cévennes, à Camprieu, il y avait au village, comme fait exprès, qui m’attendait, un colporteur, qui vendait des article de sports, je lui ai laissé mes chaussures autrichiennes, j’ai acheté une autre paire, des Italiennes, et repris ma randonnée.

Ces italiennes, de véritables chaussures d’alpiniste, j’en ai fracassé les avant-pieds en essayant de gravir une pente de neige glacée un jour de tempête sur le Peyre Arse, je frappais la glace afin de creuser une petite cavité pour y prendre appui, l’entreprise a duré une bonne heure, je venais de dévisser dans un couloir de glace, et de survivre par miracle à cet accident, mon frère attendait plus haut, assis dans la neige, désespéré, croyant m’avoir perdu, seul, là-haut, dans la tempête, et j’ai dit tant pis pour les chaussures, et j’ai gravi la pente dans cette espèce de rage qui gagne ceux qui veulent survivre quant tout autour semble conspirer à leur mort imminente. Si j’avais pensé à apporter mes crampons, ma vie aurait été différente, je n’aurais pas « failli mourir », ces chaussures italiennes, qui semblaient increvables, seraient peut-être toujours rangées dans la remise, et mon frère, hé bien, il ne m’en voudrait pas autant qu’il m’en a voulu.

Les chaussures ouvrent des horizons : certaines ne promettent que des rues confinées, des salles de sport et des sols carrelés, d’autres ouvrent sur des chemins de terre qui mènent aux lointains. Mon choix est fait depuis longtemps. Ai-je eu le choix d’ailleurs ? Je raconte souvent, et j’en ai fait tout un livre autrefois, qu’ayant grandi dans la cité, et du fait de mon extraction prolétarienne, j’ai souffert de promiscuité et d’un manque d’espace libre, et voilà pourquoi l’espace, les lointains, le monde là-dehors, un monde là-dehors d’où les hommes sont absents, en sont venus à constituer pour moi le plus désirable des biens – comme le chien-loup de Jack London appelé par le sauvage, je suis là-bas chez moi, alors qu’ici tout me paraît toujours étranger – j’ai joué le jeu, je le joue encore, mais l’âge venant, c’est de plus en plus difficile, vraiment.

À deux reprises, en hommage à des chaussures que j’aimais beaucoup, et que j’avais poussées dans leurs derniers retranchements, j’ai fabriqué de petites cérémonies, célébrées dans des coins secrets : en Margeride , au cœur de la forêt, au pied d’une croix en ferraille dédiée à quelque maquisard assassiné, j’ai enterré une belle paire de chaussures, des françaises, chargées de souvenirs de Bretagne, où j’allais souvent avant de venir habiter en Auvergne, la semelle en était usée jusqu’à la corde et le corps partait en lambeaux. Elle aura fait le bonheur de quelque renard ou sanglier, comme ces autres chaussures, que j’ai gardées moins longtemps, mais qui m’allaient fort bien, de vrais chaussons, des américaines, d’un style plus moderne, avec lesquelles j’avançais à grand pas sans ressentir la fatigue, déposées celles-là aux alentours d’un rocher de granit surplombant quelque affluent de la Truyère.

Voilà que je contemple ces nouvelles chaussures, achetées pour 35 euros avant hier, et c’est tout un monde, des chaussures pour marcher, pour explorer, pour fuir le cas échéant. Celles d’avant, je les aimais bien, elles ont fait cinq hivers, harnachées aux raquettes à neige ou aux skis de randonnée, c’est pitié de les voir maintenant, si abîmées. J’hésite à les jeter – en les enveloppant d’un tissu épais, il y a peut-être moyen d’en faire usage quand la neige aura tout recouvert par ici. En attendant, voici mes nouveaux godillots, taillés dit-on dans un seul et unique morceau de cuir épais – on ne devine pas les coutures, si tant qu’il y en ait –, dotés de pare-pierres admirables et qui vous enveloppent le pied avec amour. Ils invitent et promettent. La semelle est un peu usée, elles ont, m’a dit la dame qui mes les a vendues, cinq ans d’âge, ce à quoi j’ai dû répondre que 5 ans, ce n’était rien, autrefois, ce genre de chaussures, les paysans montagnards les conservaient la moitié d’une vie, les ressemelant à l’occasion, et ma foi, elles sont un peu larges, mais je mettrais de grosses chaussettes et elles se feront à mon pied, ou c’est mon pied qui s’y fera.

Bien. Me voilà équipé je l’espère pour quelques années à venir. Je me fiche assez d’être pauvre, je m’en rends compte maintenant, tant que j’ai une bonne paire de chaussures aux pieds. Voilà qui suffit à me soulager l’âme, fort soucieuse ces derniers temps. Si à la fin de la vie on s’avise de graver quelques mots sur ma pierre tombale, « Il a beaucoup marché » conviendrait bien – parce qu’après tout, c’est ce que j’ai toujours fait, et ce que j’ai fait de mieux, le reste, des concessions sans plus, pour tout le reste, je n’étais qu’un imposteur, excepté en amour et avec les chiens c’est vrai, tout le reste de ma vie, je n’ai fait que jouer, mais quand je marche, il n’y pas de personnage, il n’y a même personne à bien y penser, il y a le ruisseau au bord duquel je partage avec le chien mon repas, et la lisière de forêt sur la crête là-bas qui ne me refusera pas l’hospitalité si j’ai besoin de faire un somme. Et par-delà le col, entre ces deux sommets, d’autres sentiers encore, d’autres mondes habitables peut-être.