de l’obligation vaccinale

Je m’adresse ici à mes amis, pour la plupart des sympathisants de gauche, qui s’opposent, non pas à la vaccination en tant que telle (ils ne sont pas, disent-ils, “antivax”), mais au passeport sanitaire tel qu’il a été mis en place en France (et ailleurs) cet été.

La distinction me paraît difficilement tenable. Il en va de la logique même d’une campagne de vaccination (quelle que soit la maladie contre laquelle on lutte) : il n’y a aucun sens à laisser une large partie de la population non vaccinée. Tant que subsiste disons, 20 ou 30 % d’une population dénuée de toute immunité vis-à-vis du virus, alors on court le risque qu’émerge un variant plus virulent et/ou plus pathogène et/ou susceptible de déjouer l’immunité acquise par les anciens malades et les personnes vaccinées. Et ces personnes non immunisées seront évidemment en première ligne pour développer des formes pathologiques, dont des symptômes persistants à longue échéance, lesquels devraient constituer un sujet de préoccupation pour l’avenir.

Autrement dit, il n’y a pas de sens à « laisser le choix » aux personnes de se vacciner ou pas, surtout quand on devine que le taux de refus dans la population risque d’être important (dans certains pays, par exemple chez nos voisins Espagnols, ce taux de refus semble moins élevé que chez nous, néanmoins dans certaines régions, une forme d’obligation est à l’étude). Les scientifiques estiment que le pourcentage de personnes vaccinées permettant de freiner efficacement la circulation du virus s’élèverait à 85 %. En deçà de ce chiffre, une campagne de vaccination ne saurait donc être considérée comme achevée, et court le risque de se conclure en échec.

Je rappelle que dans certains pays pauvres et densément peuplés, le taux de vaccination en cet été 2021 ne dépasse pas les 1,5 %. C’est dire le chemin qui reste à parcourir si on considère que la pandémie doit absolument faire l’objet d’un traitement global, qu’il ne saurait y avoir au fond de politique sanitaire nationale détachée des impératifs internationaux, et qu’en définitive, cette pandémie (et c’est peut-être un de ses rares bénéfices) oblige à considérer les problématiques d’un point de vue cosmopolitique (et aboutira peut-être, on peut rêver, à la mise en place d’une institution sanitaire globale, qui rendrait caduque l’aberrante compétition entre les États pour l’acquisition des vaccins, des masques, de l’oxygène etc, une sorte d’OMS aux pouvoirs renforcés, et notamment celui d’obliger à un partage équitable des vaccins entre les pays).

Revenons au passeport sanitaire. Était-ce une si mauvaise idée ? Quand il a été mis en place, la vaccination en France connaissait une sorte de « plafond de verre » : ceux qui de toutes façons souhaitaient être vaccinés (quelles qu’en soient les raisons : impératif moral, calcul intéressé, ou peur de tomber malade soi-même) l’avaient été, et restait une trop grande partie de la population qui demeurait non vaccinée (soit par conviction, soit parce qu’elle se sentait peu concernée). Ne nous y trompons pas : le passeport vaccinal n’est rien d’autre qu’une vaccination obligatoire qui ne dit pas son nom. Peut-être aurait-il été plus pertinent de parler sans ambage d’obligation ? Je l’ignore. Mais il est plus que probable que ceux qui s’opposent au passeport se seraient opposés avec autant de virulence à l’obligation. Et de toutes façons, les mesures prises pour s’assurer du respect de l’obligation vaccinale auraient abouti aux mêmes désagréments que le passeport (contrôles, interdictions, limitations, etc.)

Si vous mettez en place un programme de vaccination, non seulement il doit être, sinon universel, du moins très largement appliqué (ce sont ces fameux 85 %, plus ou moins, d’immunité requise), mais il doit être réalisé dans un laps de temps suffisamment court pour freiner l’émergence et la diffusion de variants capables éventuellement de rendre les vaccins existants caducs.

Autrement dit, la liberté « personnelle » de se faire vacciner ou pas n’a pas de sens si on considère que seule une campagne de vaccination efficace peut freiner la diffusion de la pandémie (sinon la faire cesser tout à fait).

Je ne suis pas en train de faire l’éloge de la vaccination obligatoire ou du passeport vaccinal. Il aurait été préférable d’atteindre ce taux de 85 % sans recourir à aucune forme de coercition, en comptant sur la « bonne volonté » (plus ou moins morale, et au fond, soyons pragmatiques, quels qu’en soient les motifs) plutôt que par la contrainte. Quitte à laisser sur le carreau, avec les conséquences que l’on est en droit de craindre pour leur santé, les 15 % restants (ou du moins ceux qui s’opposent par principe à la vaccination). Si par exemple on avait conservé un certain nombre de restrictions (limitation voire fermeture de certains lieux propices à la circulation du virus, restrictions des déplacements, etc) durant l’été, tout en accentuant les incitations à se faire vacciner, peut-être le résultat aurait-il été positif ? Je n’en sais rien, et je crois que vous n’en savez rien non plus et que personne ne le sait.

Dans six mois, il se trouvera peut-être que la vaccination n’aura pas empêché l’apparition de nouveaux variants plus virulents et résistants aux vaccins (et le terrain ne manque pas en différents endroits du monde où ces variants pourraient émerger), et qu’on en sera quitte pour tout reprendre quasiment à zéro. Peut-être finira-t-on par découvrir un traitement efficace contre les formes graves ? Peut-être parmi les opposants d’aujourd’hui certains auront vécu entre-temps les horreurs d’une hospitalisation ou souffriront des symptômes du covid-long, et l’opposition aura perdu de sa vigueur ? Je n’en sais rien, et je crois que vous n’en savez rien non plus et que personne ne le sait. Cela ne signifiera pas pour autant l’échec du projet de vaccination. Depuis le début, scientifiques et gouvernants avancent dans un grand brouillard d’incertitude : certaines zones obscures se sont éclaircies, d’autres zones demeurent dans l’ombre ou la pénombre. Faire de la science « pendant » le développement d’une épidémie aussi virulentes, c’est penser et étudier « dans le feu de l’action ». Et il n’existe pas de mode d’emploi pour construire une politique sanitaire pour ce genre de pandémie : mais je n’ai aucun doute sur le fait qu’il y en aura un ou plusieurs pour la prochaine, si on prend le temps d’apprendre de l’expérience.

J’aurais pu aborder cette question de l’opposition au passeport vaccinal sous l’abord politique de la « liberté personnelle » – qui me paraît assez suspecte quand elle est prônée par des gens censément de gauche. Elle est cohérente avec la logique libertarienne ou de l’alt-right à l’américaine, mais j’ai du mal à la concevoir dans une logique de gauche, à moins que cette gauche ait oublié toutes les vertus de l’impératif collectif, de la responsabilité pour autrui, et du projet humaniste. Je ne suis pas aveugle au point d’oublier la situation politique ici et maintenant, et la détestation que suscite le gouvernement actuel. Mais ça ne me paraît pas une raison suffisante pour rejeter en bloc et systématiquement les mesures qui ont été prises depuis le début de la crise, masques, distanciation sociale, vaccination obligatoire, etc. Dans la plupart des pays démocratiques, le même genre de mesures a été pris, et de ce point de vue, je ne crois pas que la gestion de la crise par nos gouvernants ait été pire ou meilleure que celle de nos voisins. Après tout, rares sont les pays qui se sont montrés aussi généreux dans l’accompagnement de la crise, en assumant la gratuité des tests et des vaccins, et en accordant des aides à de nombreux professionnels privés d’activité. Je ne vois pas bien en quoi tout cela serait plus de droite que de gauche. Il sera grand temps de ressortir dans la rue à mon avis quand les véritables mesures de la droite libérale seront « de nouveau » à l’ordre du jour : certaines, les plus sécuritaires, ou concernant l’immigration, ont déjà été votées et appliquées (et sont assez affreuses), d’autres, notamment concernant le volet économique, attendent de l’être, l’assurance chômage, le régime des retraites, les minima sociaux, par exemple.

Et enfin, pour conclure, une question. Si vous admettez (sans quoi il n’y a pas de discussion possible, avec moi du moins) que la pandémie de Covid-19 est bien une des pires que l’humanité ait connues (en partie à cause du virus lui-même, et en partie à cause de la mondialisation des échanges et les densités démographiques qui favorisent sa diffusion), alors, quelles politiques sanitaires, fondées sur l’expérience que nous avons vécue, vous paraissent les plus pertinentes au cas où, dans l’avenir, survenait une nouvelle pandémie (selon certains épidémiologistes et zoologues, la question n’est d’ailleurs pas de savoir si une telle pandémie se produira ou pas, mais quand). Autrement dit, que feriez-vous si nous étions à nouveau plongés dans une situation comparable ?

(J’entends certains crier à l’augmentation des lits en réanimation. Il faut n’avoir jamais mis les pieds en réanimation pour y voir là une “solution”. Quand des gens arrivent en réanimation, c’est déjà un échec.)