De l’arrogance

Les partisans du capitalisme ultra-libéral, ceux qui en tirent profit ou espèrent en tirer profit, ne manquent jamais, quand on prétend s’opposer à leur vision du monde, de recourir à des arguments dont l’évidence supposée est proportionnelle à la pauvreté du contenu. Il s’agit quasiment d’un style, extraordinairement répandu, pas seulement quand ils répondent aux interrogations, en général extrêmement complaisantes et bienveillantes, des médias les plus courus. Sous le couvert du raisonnable, lequel se manifeste entièrement dans les attributs de la respectabilité (les vêtements, l’apparat de ceux qui ont réussi, qui savent donc de quoi ils parlent, d’une carrière entièrement dédiée à l’exercice du pouvoir, laquelle carrière leur tient lieu d’idéologie, d’une rhétorique parfaitement creuse, mais qui marche dans les milieux financiers, lesquels ne brillent pas par leur finesse d’esprit, et j’en passe), on se fait passer pour rationnel – le propagandiste ultra-libéral s’il a bien réussi quelque chose ces dernières décennies, c’est d’être parvenu à rendre indistincts et interchangeables le raisonnable et le rationnel, comme si les deux aspects relevaient du même champ logique et émotionnel, et que le rationnel était en même temps raisonnable, et inversement.

 

Nous en avons l’exemple à chaque fois qu’un de ces thuriféraires de l’économie de marché prend la parole en ces temps d’élection – car ils sont bien forcés de s’adresser au bas peuple dans ces circonstances, leurs positions étant susceptibles, même si l’on n ‘y croit guère, d’être menacées. Prenez (ce que j’ose à peine appeler) l’ “argument” de l’endettement de l’état : L’état français est “gravement” endetté, et, en toute raison, il faut faire porter la responsabilité de cet endettement à la générosité des politiques d’aides sociales menées jusqu’à présent, et au droit du travail bien trop favorable aux salariés (parmi lesquels les fonctionnaires, dont le traitement privilégié, le nombre et au fond la simple existence, n’en finit pas de ruiner le pays). Voilà donc l’ébauche, je dis bien l’ébauche, ça ne mérite pas mieux en terme d’analyse, d’une présentation rationnelle d’un fait supposé : l’endettement de la France. Passons sur la rationalité de l’argumentation (si vous lisez Gaeber par exemple, vous disposerez d’une toute autre vision ce que en quoi consiste la dette). Ce qui importe c’est l’effet qu’il produit sur l’administré. D’abord un effet d’identification : le discours d’une part assimile sans vergogne la dette d’un état tout entier à la dette d’un simple ménage, et, d’autre part, s’appuie, sans toujours qu’il y ait besoin de le rappeler explicitement, sur la valorisation négative de la dette et surtout de l’endetté – considéré comme un mauvais gestionnaire, incapable de modérer sa dépense (qu’importe si, dans la réalité, nombre de dettes répondent à la nécessité de continuer à vivre et payer ses charges). Immédiatement s’impose, par contraste, la figure du gestionnaire “bon père de famille”, qui sait, lui, la valeur de l’argent, modéré dans la dépense (qu’il appelle “investissement”), honnête, mais implacable, en affaire, qui ne brille certes pas par sa générosité, excepté quand, parfois, à la sortie de l’église, il fait l’aumône, mais qui voit le bien de sa famille, laquelle constitue l’alpha et l’omega de ses préoccupations, à long terme. Cette figure exemplaire régnant, toujours implicitement, sur cette bonne conception de l’économie, chacun des responsables politiques se doit de l’incarner – et s’il y rechigne, comme certains prétendants au pouvoir d’extrême gauche, on le mettra en demeure de se justifier. Le résultat de cette mascarade argumentaire, c’est la production d’une sorte de consensus, d’une base indiscutable pour toute discussion portant sur l’économie, à partir de laquelle il devient évident qu’il faut à tout prix rogner sur les dépenses, freiner les ardeurs redistributives, exceptées envers les entreprises qui, elles, contrairement au travailleur, créent de la richesse et de l’emploi, etc etc.

 

L’arrogance des représentants politiques s’exprime avant tout par cette propension à rendre leurs préconceptions indiscutables. Rendre évident ce qui ne l’est pas du tout, rationnellement en tous cas, à force d’artifices rhétoriques et de gages de respectabilité, fait toujours violence à la raison. Il s’agit toujours de ruiner les possibilités même d’un débat de fond en le réduisant à une discussion purement formelle : la dette en tant que telle n’est pas interrogée, on se contente de discuter des moyens de sa réduction – lesquels évidemment, se traduisent de manière consensuelle par un appel au peuple pour qu’il daigne se serrer la ceinture encore un peu plus.