Cyprian Broodbank, The Making of the middle-sea

Je suis toujours plongé dans la somme de Cyprian Broodbank, The Making of the Middle Sea, A History of the Mediterranean from the Beginning to the Emergence of the Classical World, Thames and Hudson, 2013.

Ce travail monumental, qui s’appuie sur une documentation archéologique, géographique, historique, anthropologique et climatique considérable, s’inscrit délibérément comme l’héritier des grandes fresques de Fernand Braudel, première tentative pour construire une histoire spatiale de la Méditerranée, considérée comme un espace spécifique présentant une certaine unité (au moins géographique et physique). Il fait également suite à une autre somme, The Corrupting Sea: A Study of Mediterranean History de Nicholas Purcell et Peregrine Horden (ouvrage que je lis « en parallèle ») qui date de 2000.

Quand Purcell et Horden étudiaient avant tout la période antique et médiévale (débordant parfois en amont jusqu’au néolithique et en aval jusqu’à la période moderne), Broodbank démarre son exploration depuis l’arrivée des premiers hominidés par l’Afrique du nord (et même avant, dès le pléistocène, en adoptant un point de vue paléo-climatologique), et s’aventure jusqu’au Vème siècle BC (av JC).

Broodbank est un spécialiste de l’archéologie de la mer Égée, composée de micro-écosystèmes insulaires, à l’exception notable de la Crète, qui occupent une bonne place dans l’ouvrage. La grande mer centrale, the « middle sea », constitue évidemment le cœur de cette histoire, que ses habitants voyagent le long de ses côtes ou naviguent sur ses eaux, migrants, commerçants, faisant la guerre. Comme l’écrivait Strabon : « C’est la mer au premier chef qui décrit la terre et lui donne sa forme, façonnant des golfes, des océans, des détroits, et conjointement des isthmes, des presqu’îles, des promontoires ; il faut y ajouter les fleuves et les montagnes. » (Géographie, II, 5, 17, traduction Germaine Aujac dans l’édition Budé).

Lire The Making of the Middle Sea oblige à se défaire de bien des préconceptions que nous avons héritées, non pas tant de Braudel dont certaines intuitions sont reprises, infirmées ou confirmées par les données archéologiques et climatologiques récentes, que de la plupart des livres d’histoire et de géographie.

Les périodisations traditionnelles (paléolithique, néolithique, âge du bronze etc.), s’ils constituent des repères certes commodes, s’appliquent mal à la diversité des sociétés et des groupes humains disséminés dans l’espace Méditerranéen. En vérité, pour une période donnée, les groupes humains s’organisent de manière extraordinairement différente pour survivre dans un environnement souvent imprévisible et soumis à des fluctuations climatiques parfois rapides : pour des raisons qui nous échappent souvent, tel groupe humain organise sa survie autour de la chasse et de la cueillette, tandis qu’ailleurs on pratique la pêche côtière, et ailleurs encore, des formes d’agriculture sédentaire se mettent en place, accompagnées, mais pas toujours, d’une économie de stockage et d’une urbanisation parfois impressionnante (et ce dès le néolithique), et dans les arrières-pays apparaissent des peuples d’éleveurs nomades.

 

Le biais « évolutionniste » qui fait croire qu’il existerait pour toute société, fut-elle une micro-société, une destinée commune avec des points de passage obligés dans lune succession supposée « logique » d’organisations techniques, politiques ou économiques doit être totalement abandonné. Il n’est pas rare en effet qu’une technologie, l’agriculture ou la navigation par exemple, connaissent un certain essor à un moment donné, puis semblent perdre de l’intérêt pour une population donnée, avant d’être re-découverte plus tard au contact d’un groupe voisin. Et combien de vastes cités perdent en influence et redeviennent de simples villages, voire tout bonnement sont rasées de la carte au fil du temps, avant de renaître éventuellement plus tard sous un autre nom. Il faut garder à l’esprit que c’est là une très longue histoire, qui couvre plusieurs millénaires, et qu’une telle histoire n’a rien de linéaire. Les événements climatiques, la succession de micro-périodes humides, glaciaires ou chaudes, l’explosion d’un volcan (par exemple l’éruption du volcan sur l’île de Santorin a certainement eu un impact sur tout le nord-est de la Méditerranée), et les modifications de l’environnement sous l’effet des activités humaines (déforestation, assèchement des sols, activités minières), obligent ces sociétés à se réinventer régulièrement – sans oublier les échanges et les conflits qui ponctuent ces millénaires.

 

Des sociétés s’ouvrent aux échanges, d’autres au contraire, bénéficiant de ressources suffisantes, se ferment et adoptent une position quasi-autarcique. À l’opposé d’une histoire trop souvent écrasée par la fascination qu’exercent sur nous ce que nous appelons les premières « civilisations », à commencer par les cités états de Mésopotamie et l’Égypte Pharaonique, Cyprian Broodbank se penche avec délectation sur ces territoires demeurés dans l’ombre, et ses recherches le mènent aux quatre coins de la Méditerranée, et même dans ses périphéries Européennes ou du Moyen-orient : on aura ainsi des aperçus saisissants des sociétés de l’ouest méditerranéen ou d’Afrique du nord, longtemps coupées de la dynamique démographique, politique et commerciale qui portait le Levant, mais qui, pour autant, ne semblaient pas s’en porter plus mal. Il invente à cet effet le très joli terme d’histoire barbare (Barbarian History) qu’il commente dans son chapitre introductif :

« Avant de nous tourner vers les documents disponibles pour tenter cette expérience, une dernière aspiration : que ce livre soit une histoire fondamentalement barbare. Cela n’implique pas que nous devions ignorer les grandes sociétés qui se sont développées d’abord dans la partie orientale du bassin, mais il faut les aborder avec une dose de scepticisme tenant compte de l’approbation que nous leur attribuons sans réfléchir en vertu des valeurs que nous attribuons à leur art et à d’autres vestiges. Porter l’attention sur le côté sauvage de la Méditerranée, ne sera pas une mauvaise chose. Il ne nie pas non plus que ce que l’on pourrait appeler la “civilisation méditerranéenne” a fusionné et s’est répandu par l’interaction et la convergence des manières communes de faire les choses dans la dernière partie de la période de temps que nous étudions. Le terme “barbare” est ici entendu dans son sens original, ce que la culture entendait par « autre », qu’il soit personnifié par un noble persan ou un chevrier libyen. Comme le déplorait à juste titre un observateur (W. V. Harris), “la Méditerranée a souvent été synonyme de “grec et romain », auxquelles s’ajoutent d’autres cultures anciennes qui peuvent éventuellement susciter un certain intérêt”, une alternative politiquement correcte aux Classiques (qui ne devraient pas avoir besoin de cette feuille de vigne), mais sans réel engagement dans des perspectives à l’échelle du bassin. » (p 28)

 

Les îles, comme je l’ai déjà mentionné, ont la part belle, et leur histoire est en effet souvent fascinante, se jouant parfois étonnamment à l’écart des sociétés continentales, comme à Majorque, en Sardaigne ou à Malte, quand d’autres, d’une taille souvent très modestes, deviennent de véritables hubs portuaires. Au Proche-orient ou en Anatolie plus au nord, de grands ensembles urbains résistent longtemps à la domination des empires voisins : Elba, Byblos, Ugarit, Cnossos, ou encore, dans le delta du Nil, déjà densément peuplé, Avaris. On échange des métaux, de la laine, de l’huile d’olive, du vin, des animaux et des bateaux, des objets d’art aussi bien qu’utilitaires, des techniques (et parfois des techniciens et artisans), parmi lesquels des systèmes d’écriture, des organisations symboliques et mille autres choses, sans oublier, bien évidemment, et sans doute plus tôt qu’on l’imagine, des dieux. La découverte et la fouille d’un navire de commerce du XIVème siècle (BC) au large des côtes sauvages du sud de l’Anatolie, en Lycie, à Uluburun, donne un exemple frappant des biens qui circulaient à l’âge du Bronze récent, et surtout de leur provenance parfois très lointaine :

« La cargaison, soigneusement emballée entre de denses plantes épineuses pour éviter tout heurts, est encore plus extraordinaire. Une ou plusieurs personnes ont été frappées de plein fouet par sa perte, car la valeur des éléments en vrac a été calculée, à partir des prix des archives contemporaines, comme ayant suffi à nourrir une ville aussi grande qu’Ugarit pendant un an. Cela confirme l’implication de l’inscription Mit Rahina (à Memphis en Égypte) selon laquelle les cargaisons étaient composées d’une grande variété de marchandises, une ampleur qui doit en partie refléter les incertitudes concernant les destinations précises, ainsi que l’offre et la demande locales, dans un environnement aussi changeant sur le plan de la navigation et de l’économie que la Méditerranée. Lors du dernier voyage du navire Uluburun, la principale cargaison était constituée de 10 tonnes de cuivre chypriote, principalement sous la forme de 348 lingots d’oxhide (un lot de cuivre plus important que tous ceux mentionnés dans les lettres d’Amarna), d’une tonne de lingots d’étain (reflétant le rapport idéal 10 : 1 pour la fabrication bronze), 150 jarres Cananite Levantine, la plupart contenant une demi-tonne de résine de térébinthe et les autres probablement du pétrole, 350 kg de lingots de verre bleu égyptien, et, souvent négligé, un nombre original inconnu de 568 textiles, dont il ne reste que des fils violets et rouges alléchants. Dans ces contenants plus modestes, il reste de nombreuses autres matières premières et objets, souvent précieux, dont des défenses d’éléphant et d’hippopotame et des ivoires sculptés, du bois noir soudanais, des œufs d’autruche, de l’or, de l’argent et de l’étain, à la fois objets et déchets à recycler, une déesse de bronze masquée d’or (la divinité protectrice du navire ?), des outils en bronze et quelques armes de type Levantin, Égéen et de la Méditerranée centrale, des pithoi de stockage chypriotes (plusieurs contenant des joncs, des bols et des lampes chypriotes, mais au moins un probablement un récupérateur d’eau de pluie), quelques pots Égéens (principalement des Pots à étrier), des vases rituels en faïence, des milliers de perles, de l’ambre Baltique, une hache cérémonielle en pierre du Danube, plusieurs instruments de musique (une lyre en écaille de tortue, des cymbales à doigts de bronze et une trompette en ivoire), de la vannerie, des nattes et des cordes, des plantes alimentaires, aromatiques ou sucrantes comme les olives, le raisin, les amandes, les figues, les grenades, la coriandre, les câpres et le carthame, ou encore des matériaux de tannages ou de teintures, du murex opercula (qui ne joue aucun rôle dans la teinture, mais qui est peut-être un ingrédient médical), des pièces de jeu en os et des engins de pêche. Enfin, il y a l’appareillage du commerce mobile, 149 masses d’équilibrage réparties en ensembles pour plusieurs étalons différents répandus autour du Levant et de la Méditerranée orientale, des sceaux cylindriques et des scarabées, et, rangé dans une pithos, un petit tableau d’écriture en bois pliable, sur la surface cirée duquel personne n’avait encore malheureusement rien inscrit. Uluburun saisit le monde commercial de la Méditerranée orientale, à la fois comme microcosme, en tant que moment de transport simultané, et dans ses plus larges ramifications, avec les objets réunis dans ces quelques mètres cubes d’espace à bord des navires provenant d’aussi loin que l’Afghanistan, le Soudan, la Baltique et la Méditerranée centrale. » (p. 567-568)

C’est donc un tableau d’une incroyable diversité (un autre fascinant exemple pourrait être celui de la pluralité des langues et des écritures) que peint cette histoire spatiale de la Méditerranée, post-préhistorique pour employer une expression de l’auteur. Les trois axes de recherches proposés par Purcell et Horden, « fragmented micro-ecologies, connectivity, and uncertainty plus its attendant aspects of risk and opportunity » (micro-écologies fragmentées, connectivité, l’incertitude et le risque et les opportunités qui l’accompagne), s’avèrent particulièrement opérantes sur cette échelle temporelle et spatiale (et, très clairement, la connectivité « maritime », les voyages en mer, vont transformer progressivement l’espace Méditerranéen de manière spectaculaire) :

« Si un visiteur d’une autre partie de la planète avait été déposé dans la Méditerranée vers 5000 avant J.-C., voire 2000 ans plus tard, et qu’on l’ait laissé s’y promener sans être visible, il aurait été confronté une énorme diversité, et il est fort probable que, tôt ou tard, il se soit trouvé quelques points de comparaison acceptables avec sa terre d’origine. Mais en 600 avant J.-C., par exemple, l’expérience aurait été tout à fait différente. Les pratiques les plus courantes, les vêtements, les goûts, les odeurs et, vraisemblablement, les sons, auraient été communes tout autour du bassin, ainsi que des manières convergentes de s’organiser, d’interagir, de se battre, d’aimer, de rendre des cultes et bien plus encore, à l’exception, ici et là, de quelques doutes persistants, ou de de vives indifférences. L’étranger venu de l’autre côté de la planète ne se serait probablement senti chez lui nulle part dans ce monde « consciemment distinct. » Dans ce sens à la fois inclusif et exclusif, quelque chose que l’on pourrait appeler une civilisation méditerranéenne est venue l’existence. » (p. 881)

Je réitère ma complainte : ni l’ouvrage de Broodbank, ni celui de Purcell et Holden n’ont été traduits en Français (alors qu’ils ont fait l’objet de traductions dans de nombreuses langues Européennes). C’est catastrophique pour les étudiants et le public cultivé non anglophone. Et d’un autre côté, sans doute assez symptomatique de la manière dont notre pays se voit : comme détaché de l’environnement Méditerranéen, décentré en quelque sorte – et cette position, qui relègue l’espace Méditerranéen dans une périphérie de l’Europe, a des conséquences qu’on connaît, parfois dramatiques quand on songe au sort fait aux migrants qui tentent de travers la Méditerranée.