Connexion, libertés, contrôle

Connexion, liberté, contrôle

Le smartphone, première instance un tant soit peu sophistiquée des “objets connectés” (d’autres viendront sous peu, de moins en moins “tangibles”, de plus en plus intégrés aux corps et de plus en plus connectés, qui feront passer ces téléphones pour des antiquités), le smartphone, donc, restera l’objet fétiche de ce début de millénaire. D’une certaine manière, il est au cœur des manifestations d’aujourd’hui – on a les symboles qu’on mérite, celui-ci étant tout de même un produit industriel aux mains de quelques grandes compagnies, et entraînant pour sa fabrication des dégâts environnementaux et humains assez dantesques. Un objet hyper-contemporain donc.

Il est aussi au croisement de la liberté et du pouvoir. Il est vendu en tous cas comme un dispositif censé accroître les libertés (on peut en discuter, et considérer qu’il procure simplement un certain confort d’usage, mais peu importe ici). Et sa nature est telle qu’il est devenu très rapidement, peu après son apparition, un enjeu de pouvoir et pour les pouvoirs en place (qu’ils soient étatiques, économiques, administratifs etc.) La supposée “neutralité” des technologies (“la technologie n’est ni bonne ni mauvaise “en soi”, c’est l’usage qu’on en fait qui détermine sa valeur morale”) est bien souvent une fable, mais dans le cas du smartphone, et de tous les objets “connectés”, elle en est assurément une. Pour la raison qu’il n’existe rien de tel qu’une technologie “en soi”, indépendamment du monde dans lequel elle est produite.

Le cœur du dispositif des objets connectés, c’est qu’ils sont à la foi des objets qui permettent de réceptionner des données et qui envoient des données. À moins d’être déconnectés (mais quel intérêt alors de posséder un objet connecté ?), ces flux de circulation de données, montant et descendant, en upload et en download, sont permanents. Une conversation téléphonique, un achat dématérialisé, le film que vous tournez pour témoigner de la violence policière, etc, tout ce que vous pouvez faire avec un smartphone suscite obligatoirement des déplacements et des transferts de données. Et, immanquablement, ces données passent par des machines qui les centralisent avant de les redistribuer (à un ami, à une base de données commerciale, aux logiciels d’écoute des services secrets etc.).

Dans les régimes totalitaires “numériques” si l’on peut dire, comme la Chine, les flux sont surveillés, contrôlés, captés, limités, par l’État lui-même. Les internautes Chinois, qui, en milieu urbain, possèdent quasiment tous un smartphone, savent très bien ce qu’il en coûte de communiquer une opinion critique vis-à-vis du pouvoir, et, a fortiori, de filmer et de diffuser une vidéo prise sur le vif de violence policière par exemple. L’état Chinois a déjà poussé très loin le contrôle de sa population par le biais des objets connectés, en les utilisant comme outil de notation permanent des citoyens, analysant et jugeant leurs comportements d’un point de vue civique (on sait ce que peut signifier le civisme dans une société totalitaire).

Dans certaines démocraties libérales, à l’occasion de crise majeure (comme la pandémie que nous subissons actuellement), les objets connectés sont mis à profit pour contrôler la propagation d’un virus par exemple, par le biais de la surveillance et du pistage du possesseur de smartphone. Il suffit au gouvernement de décréter la « publicité » des données de déplacement qu’envoie en permanence l’objet connecté. Dans le même esprit, les crises terroristes des dernières décennies ont justifié de rendre accessible également, pour les services de police, un grand nombre de communications censément privées.

Les lois qui visent à limiter la diffusion des données dans un sens ou dans un autre : l’« anonymisation » des communications, par exemple, toujours assez relatives (il y a les cas de forces majeures n’est-ce pas), censée protéger une certaine privauté, est mise en balance avec ce fantasme d’obliger les internautes à demeurer toujours identifiable – en leur interdisant le recours aux pseudonymes par exemple. La tension entre la protection des libertés et le contrôle des populations se manifeste forcément au bout d’un moment sous la forme de paradoxes délirants : ainsi, c’est parce que le smartphone est utilisé par les citoyens comme moyen d’enregistrer et de diffuser des séquences vidéo prises sur le vif que les violences policières sont désormais au cœur du débat public, (on l’a vu récemment aux États-Unis, au Brésil, en France, et dans de nombreux pays d’Afrique – dans les pays totalitaires, le débat ne peut avoir lieu évidemment). Plus extraordinaire encore, la camera de sécurité, si décriée par les défenseurs des libertés publiques, placée plus ou moins discrètement aux quatre coins de nos cités, omniprésente, omni-vigilante pourrait-on dire, constitue parfois (si tant est qu’on y ait accès avant que les données soient effacées) une source de témoignage précieux, comme on s’en est rendu compte encore cette semaine à Paris.

Il faut mesurer tout ce qui s’est passé ces deux dernières décennies. Imaginez lire un texte pareil il y a ne serait-ce que trente ans ! À moins d’une série de bouleversements catastrophiques majeurs (qui n’ont rien d’inimaginables d’ailleurs), il y a fort peu de chance que l’extension de l’influence des technologies connectés sur la vie de tout un chacun soit ne serait-ce que freinée. On peut imaginer ici et là des poches de résistance ou des zones à l’écart de l’empire de la technologie connectée, mais pas dans les métropoles en tous cas (qui regroupent désormais la majorité de la population mondiale).

On peut s’indigner tant qu’on voudra de la relation du pouvoir aux objets connectés. Toutefois, même les hackers les plus futés conviendront que la meilleur manière d’échapper au contrôle des pouvoirs, c’est de jeter son smartphone à la poubelle.