Comment rendre les problématiques écologiques inaccessibles au grand public ?

Une des stratégies bien connues visant à éviter au grand public la peine de s’informer dans les discussions politiques, consiste à rendre ces débats extrêmement techniques, c’est-à-dire, exigeant pour être accessibles des compétences dans un domaine du savoir généralement réservé aux spécialistes. C’est évidemment une pratique largement appliquée dès qu’on aborde le sujet d’éventuelles nuisances causées à l’environnement par tel ou tel projet industriel. Dans les débats publics, cette stratégie est aisément repérable sous les aspects suivants :

1. Les organisateurs des débats invitent la plupart du temps des experts qui ne brillent pas toujours ou bien par leur neutralité, ou bien par leur objectivité, ou bien par leur talent de de vulgarisateur – les défenseurs des projets supposés avoir un impact négatif sur l’environnement envoient leurs experts au front précisément pour clouer le bec à force de chiffres et de jargons aux opposants.

2. Parmi ces derniers, les opposants donc, certains d’entre eux deviennent à leur tour experts, à force de creuser les dossiers, de chercher des informations fiables – dans chaque association de défenses de l’environnement, même la plus locale, vous trouverez toujours des militants devenus savants, juristes, naturalistes, géologues, économistes, ayant parfois appris ces disciplines sur le tas, etc.

3. Ces savoirs-experts ne donnent que rarement lieu à des débats démocratiques publics, et bien souvent, ils finissent tout simplement par s’effacer sous les coups de matraque des compagnies de CRS (comme dans la plupart des ZAD) et/ou par l’exercice arbitraire du pouvoir de quelques élus locaux fans de golf (voir par exemple l’édifiante histoire du golf d’Alès ou celle de celui de Villenave d’Ornon ).

Considérer d’emblée le recours à l’expert comme une atteinte à l’exercice de la démocratie directe (au sens où la technicité du discours de l’expert exclurait forcément la majorité des citoyens de la compréhension des débats) est une position démagogique. Il est au contraire rassurant et prometteur de rencontrer dans telle ou telle association de militants des personnes qui, à force de temps et d’études, soient devenues à leur tour des experts, capables de dialoguer avec d’autres experts (notamment ceux envoyés par la partie adverse). Mais les débats sont malheureusement systématiquement biaisés par les médias dominants et la puissance politique. Les experts de la partie qui résistent, au nom de l’environnement par exemple, au projet, doivent se contenter le plus souvent de s’exprimer dans les médias alternatifs, à la diffusion modeste, et qui ne touchent en général que des personnes déjà sensibilisés aux questions écologiques, tandis que les experts délégués par les politiques qui soutiennent les dits projets, ou par les entreprises qui sont responsables de leur mise en œuvre, obtiennent la faveur des médias dominants : on assiste alors à cette mise en scène récurrente depuis que les conflits sociaux et écologiques existent, qui présentent d’un côté des responsables politiques réalistes en complet-cravate, et de l’autre des zadistes forcément chevelus et idéalistes (et désormais : des terroristes en puissance).

Le recours à l’expertise en lui-même, a souvent une autre fonction, qui relève de ce que j’appelle le détournement de l’attention. Focaliser délibérément les débats sur des sujets extrêmement techniques réservés aux experts empêche la population d’exercer simplement son bon sens et son intuition. On en arrive dès lors, quand la stratégie fonctionne à oublier l’évidence, par exemple une dégradation tout à fait visible de l’environnement. Au lieu de “voir” une zone humide détruite par les bulldozers par exemple, on discute sans fin de la valeur de telle ou telle espèce protégée ou pas, des supposés, avantages économiques du projet,  de la pollution à moyen terme des nappes phréatiques, du coût carbone de l’opération, des modalités de compensation proposées par l’exploitant du territoire concerné, etc. Je voudrais donner quelques exemples de ces orientations des débats dans le champ de l’expertise particuliers qui ont pour effet principal d’ “enfumer”, comme on dit, l’opinion publique.

Faire de la géologie : la fracturation hydraulique

L’exemple des interminables débats sur les effets des techniques d’extraction des gaz naturels non conventionnels, qui seront de nouveau, n’en doutons pas, sur le devant de la scène dans les années à venir, est assez caractéristique. Comprendre comment fonctionne les techniques de fracturation hydraulique requiert un bon niveau de connaissances techniques. Heureusement, de l’information existe à profusion sur le web, mais, logiquement, les auteurs ne tirent pas les mêmes conclusions sur les effets de cette technique : on peut lire par exemple l’article de Wikipedia à ce sujet, assez neutre, mais aussi comparer la présentation que donne ce site “connaissance des énergies.org“, qui se revendique comme produit par des experts,  lesquels proposent des “fiches pédagogiques”, et un site de militants anti-gaz de schiste, comme par exemple le site Owni.fr propose une animation en ligne légèrement moins optimiste quant aux effets de l’extraction sur l’environnement. Une fois qu’on a compris, on est pas forcément mieux avancé. Moi qui ne suis pas géologue, la lecture d’un passage comme celui qu’on peut lire sur le site “connaissance des énergies .org”, me laisse forcément coi :

“D’autres cas de contamination de nappes phréatiques identifiés sont dus à des défauts d’étanchéité des puits et non à la remontée des produits chimiques. Ceux-ci sont généralement injectés entre 1 500 et 3 000 m de profondeur au niveau de la couche rocheuse, bien plus profondément que les nappes phréatiques et aquifères potables qui affleurent la surface terrestre (jusqu’à 500 m de profondeur). Or, les fissures dues à la fracturation hydraulique ne s’étendent sur des distances inférieures à 100 m. Notons que les couches rocheuses sont parfois naturellement fissurées(3)

Puisqu’ils le disent, ça doit être vrai. Sauf que d’auteurs auteurs sont infiniment moins rassurants concernant la contamination des nappes phréatiques. Qui a raison ? Comment pourrais-je en juger objectivement ? Ma seule boussole dans ce domaine, c’est ma tendance naturelle à me méfier des discours de ceux qui manifestement défendent les promoteurs du projet industriel.

Sauf qu’en réalité, on n’est pas obligé de devenir expert en géologie pour se faire un avis sur les effets environnementaux de la fracturation hydraulique et sur l’exploitation des hydrocarbures conventionnels ou pas de manière générale. On voudrait nous obliger à porter notre attention sur ce qui n’est pas visible, en l’occurrence les effets en sous-sol, à l’abri des regards, et comme ce n’est pas visible, nous n’avons pas d’autres choix que de nous informer auprès de spécialistes dont c’est le métier de connaître ce qui se passe sous nos pieds. Mais il suffit d’ouvrir les yeux pour se faire à l’évidence : un territoire sur lequel on a lancé des opérations de forage sera de toutes façons, et quels que soient les progrès de la technique de captage du gaz naturel, obligatoirement fortement dégradé. Et pour un très grand nombre d’années (bien après que le filon soit épuisé).

Ces photographies sont assez parlantes : quelles que soient les progrès réalisés, si tant qu’ils puissent l’être, dans la technique de fracturation proprement dite, les effets de l’exploration et du forage sur le paysage et l’environnement demeureront catastrophiques. On peut discuter des années durant de la pollution des nappes phréatiques ou des conséquences de la fracturation sur l’activité sismique d’un territoire, mais les effets catastrophiques du déploiement des infrastructures nécessaires à l’exploitation du gaz de schiste sont évidents et indéniables : transformation des paysages en “gruyère”, rupture des continuités écologiques à cause des centaines de kilomètres de voies carrossables liant les différents puits, destruction de parcelles naturelles ou agricoles entières pour installer les puits, clôture de ces parcelles (pour éviter non seulement la visite des animaux sauvages, s’il en reste, mais aussi des activistes écologistes “terroristes”), ballet incessant de camions, bref, un véritable cataclysme écologique, avant même qu’on étudie et qu’on se mette d’accord sur les effets en sous-sol.

Qui voudrait un paysage comme ça près de chez soi ? Certainement pas Rex Tillerson, le “CEO” d’ ExxonMobil, multinationale réputée pour ses forages d’hydrocarbures sur toute la planète. Quand une compagnie concurrente a décidé de creuser un puits de forage à Bartonville, Texas, c’est-à-dire juste à côté du ranch de ce magnat du pétrole, la fibre écologique de ce dernier s’est soudain éveillée, et il a commis un tweet d’anthologie, dans lequel il se plaignait des nuisances sonores et du trafic routier que ce projet n’allait pas manquer d’engendrer. Une pierre de plus dans ce que les militants écologistes américains appellent la logique NIMBY (Not In My Backyard), qui a fait beaucoup rire outre-altantique. je relèverais juste que notre fractureur ne semble pas craindre outre mesure les pollutions du sous-sol, mais s’indigne des nuisances visuelles et sonores. Si Rex était capable de se mettre à la place d’un cerf ou un paysan confronté à l’installation d’un champ de fracturation hydraulique, il deviendrait sans nul doute un écologiste militant !

 

Faire de la climatologie prospective : Le réchauffement climatique

 

Les débats d’experts concernant le réchauffement climatique, bien que nécessaires, sont médiatisés de telle sorte qu’ils fonctionnent également comme des écrans nous évitant de prendre la peine de constater ce qui existe déjà – les grandes messes internationales qui visent soi-disant à alerter sur les conséquences du réchauffement pour l’avenir occultent la plupart du temps que pour des millions d’être humains, la catastrophe est déjà là, que les causes du réchauffement (présent et à venir) ont déjà causé des dommages irréversibles sur de nombreux territoires, de nombreuses formes de vie non-humaines, ont détruit des cultures, des langues, et des vies humaines. Il existe de nombreux ouvrages sur le sujet des catastrophes environnementales et humanitaires provoquées par l’industrie extractiviste, l’agriculture industrielle, etc auxquels vous pouvez vous reporter (par exemple le dernier livre de Saskia Saasen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Gallimard 2016, et cette brève interview sous-titrée).

Craindre (légitimement) pour l’avenir ne doit pas nous conduire à ignorer le passé (récent) et le présent. Il faut juste là encore s’informer et ne pas se contenter de regarder dans son arrière-cour ou de se laisser endormir par les litanies des débats politiques autorisés. C’est d’autant plus nécessaire que pour le moment (et on ne voit pas comment ça pourrait changer tant que nous ne sortons pas du capitalocène), le développement des industries polluantes ne cesse d’augmenter (chaque minute les états dépensent 10 millions de dollar pour soutenir les énergies fossiles), l’accaparement des ressources par les multinationales prend une allure frénétique, et le mode de vie occidentale, l’usage de l’automobile par exemple, n’a pas l’air de se modifier en conséquence.

Les 1,5 °C préconisés dans le cadre des accords de Paris témoignent du souci d’agir dès maintenant dans la mesure où pour bien des nations pauvres, les effets du réchauffements sont d’ores et déjà actés et dévastateurs : mais comment peut-on dans le même temps pratiquer à l’égard de ces peuples un néocolonialisme sans vergogne à travers l’accaparement systématique des ressources, à commencer par les terres arables !

 

Faire de l’économie financière : Les crédit carbone

 

Autre exemple d’enfumage caractérisé de l’opinion publique, la fameuse “solution” au réchauffement climatique applaudie lors des derniers sommets internationaux, et adoubés aussi bien par les politiques que par les multinationales. relevant d’une logique purement ultralibérale, voici donc les crédit carbone, censés inciter les entreprises et les institutions à réduire leurs émissions de CO2. Le citoyen de base que je suis, absolument pas au fait des inventions du monde de la finance, pourrait imaginer qu’il s’agit simplement de faire payer aux entreprises une amende quand elles polluent trop. Saut que c’est infiniment plus compliqué. En réalité, sur notre continent par exemple, l’Europe émet des crédit carbones, qui ne sont rien d’autres que des droits à polluer, exprimés sous la forme de quantités de CO2 relâchées dans l’atmosphère. Chaque entreprise reçoit une autorisation de polluer, ce qui, avouons-le, ne commence pas très bien. Après quoi l’entreprise pollue, effectivement, et, à la fin de l’année, publie ses émissions réelles, qu’elle compare avec les quantités qu’on l’avait autorisé à émettre. Si l’entreprise a dépassé ses quotas, elle doit acheter sur un marché (le marché du carbone) des droits supplémentaires correspondant à ce dépassement. Si au contraire elle n’a pas émis autant de CO2 que prévu, alors elle peut vendre ces quotas non utilisés sur ce même marché. Évidemment, on a juste inventé un nouveau business, créé un nouveau produit financier – sur lequel des tas de gens ne manquent pas de spéculer. À la limite on pourrait considérer que

Je crois avoir compris (mais peut-être je n’ai pas bien compris) tout cela grâce à l’excellente enquête qu’a proposé récemment l’émission Cash Investigation sur France 2 (n’ayant pas la télévision, je l’ai vu en replay sur internet à cette adresse). Et j’ai notamment compris où le bât blesse grâce à l’insistance des journalistes à creuser là où ça fait mal – notamment pour les grandes multinationales fleurons de l’industrie françaises que sont Engie (ex-GDF Suez), Total et Lafarge. Ne ratez pas le second volet de l’enquête concernant les ciments Lafarge : vous verrez comment une entreprise particulièrement polluante peut engranger un chiffre d’affaire se chiffrant à plusieurs millions rien qu’en revendant des crédits carbones généreusement octroyés par l’Europe. C’est vraiment parlant, même pour les non-experts de la Finance, et chacun se fera son idée des “solutions” prônés par nos ultralibéraux convertis à l’écologie (qui ont fait la pluie et le beau temps à la COP 21 par exemple).

Spatialities.com
Spatialities.com

Les 1,5 °C proclamées comme la limite envisagée les nations signataires de l’accord de Paris (seuil extrêmement bas qui a le mérite de prendre en compte la situation déjà catastrophique de nombreux pays du sud) ne sont que de la poudre aux yeux si on ne met pas tout en œuvre dès maintenant pour mettre un terme au recours aux énergies fossiles. Si la seule solution mise réellement en œuvre relève de cette financiarisation de l’émission du carbone, alors on finira par se rendre compte, forcément bien trop tard, que le réchauffement climatique n’est pas qu’une variable à la bourse de New York, mais pourrait bien contraindre un de ces jours les traders à rejoindre Wall Street à la nage (on ne manquera pas à ce sujet de visiter le site post-apocalyptique de Jeffrey Linn, Spatialities)

 

 

 

 

Faire de l’expertise juridique : les mécanismes de compensation

 

Dernier exemple, que j’ai évoqué dans un message récent, les arguties juridiques expertes déployées à l’occasion de la dernière loi proposée par le gouvernement français portant sur la “reconquête de la biodiversité”. Intuitivement, et naïvement, on pourrait penser qu’il s’agit de mettre en place des procédures facilitant le retour d’espèces ayant été exclues d’un territoire suite à des aménagements destructeurs, ou d’augmenter le nombre d’espaces protégés, voire, soyons fous !, de sanctuaires naturels. Que nenni ! En fait de reconquête, les discussions vont surtout porter sur les mécanismes des compensations que les promoteurs des projets nuisibles à l’environnement sont censés garantir après avoir commis leur œuvre. Les sénateurs de droite (en majorité) montent alors au créneau pour s’indigner des contraintes supplémentaires que font peser sur ces grands travaux ô combien nécessaires les directives européennes et leur adaptation dans la loi française.

Le sénateur Jean-Claude Boulard exprime cela avec une verve très sénatoriale : “Parmi les espèces menacées, il y a l’élu aménageur !” , après quoi Gérard Bailly enfonce le clou, au nom d’un humanisme assez olé olé : “Quand pensera-t-on auwx hommes d’abord ?”. Les amendements proposés par la droite s’inspirent évidemment de cet humanisme grandiose, et visent par exemple à limiter autant que possible les obligations de réparation et de compensation. Bref, les discussions portent sur des points de détail, les sénateurs de droite s’efforçant de promouvoir l’emploi de formules suffisamment floues pour que leur interprétation soit in fine favorable aux dits “aménageurs”. On imagine que les promoteurs immobiliers comme les patrons de Pierres & Vacances, en pointe actuellement dans l’aménagement résidentiel et touristique au cœur de zones Natura 2000 n’ont pas manqué de soutenir ces élus.

Encore une fois, on noie donc le poisson, en s’enfonçant dans le jargon juridique le plus abscons, et on enrobe le tout d’une appellation écologiquement sympathique (“reconquête de la biodiversité”). La vérité est beaucoup plus prosaïque, et n’importe qui peut la comprendre : il s’agit bien, comme dans le cas des crédits carbone, de modérer les contraintes que l’écologie fait porter sur la réalisation de projets industriels, plutôt que de limiter le déploiement de l’industrie sur des zones riches en biodiversité. Et au passage, de favoriser la financiarisation de ce nouveau produit d’avenir : la compensation écologique. Il paraît loin le temps où l’on s’amusait en évoquant le greenwashing maladroit des enseignes commerciales – désormais, l’écologie n’est plus qu’un paramètre économique et financier, et une manière de plus d’engranger des bénéfices. Mais n’est-ce pas une des caractéristiques de l’hypercapitalisme contemporain de toujours s’accaparer des discours et des cultures qui s’opposent à lui, quitte à la vider de toute substance et de toute signification, quitte à la réduire à l’absurde, afin de le transformer, une fois digéré par les mass média, en machine à cash ?