Comment ils se sont perdus

Elle chantonnait doucement enveloppant son enfant roulé en boule, elle-même enveloppée par la forêt et la nuit. Elle prit un pull dans le sac et le déploya autour de l’enfant, puis s’enroba la tête dans un foulard. Elle n’avait pas pris beaucoup d’affaires en quittant la maison et elle avait laissé dans la voiture une couverture en laine. Le chemin menait, d’après la carte, jusqu’à une sorte de col au milieu de la forêt, et de l’autre côté du col, il y avait un village et non loin de ce village, la maison où elle vivait. Il était difficile d’expliquer pourquoi elle avait choisi de prendre ce chemin escarpé plutôt que la route qu’elle connaissait par cœur. Elle essaierait de l’expliquer aux sauveteurs qui viendraient bientôt les tirer de là, il faudrait qu’elle l’explique au capitaine de gendarmerie, un homme doux et précautionneux, qui peut-être la prendrait pour une folle ou bien la comprendrait. Elle ne dirait rien à sa mère parce que sa mère penserait comme elle n’avait jamais cessé de penser que ce genre de chose devait bien finir par arriver, que ça ne l’étonnait pas. « Je suis étonnée que ça ne soit pas arrivé avant, dirait-elle en ricanant, elle a toujours été bizarre, on ne peut pas se fier à une fille comme celle-là », elle ne disait pas « ma fille » en parlant de sa fille, mais, quand elle l’évoquait disait : « l’autre ». Et à son mari non plus elle ne dirait rien, et lui ne demanderait rien, il ne voudrait pas savoir les détails, comment elle avait erré durant deux jours dans le massif des Cévennes, dormant dans de petits hôtels de montagnes plongés dans le brouillard, se rapprochant de la maison, puis s’en éloignant, voyant lentement défiler les bords des ravins et des précipices, les forêts silencieuses, puis les plateaux désolés, ils avaient mangé à Meyrueis et à Florac, ils s’étaient reposés dans une clairière au Mont Aigoual, ils avaient fait en quelque sorte du tourisme, mais ils étaient comme des touristes en perdition, il lui serait difficile d’expliquer comment, accablés par la chaleur de l’après-midi, ils s’étaient déjà perdus en marchant dans le dédale des statues de pierre de Montpellier-le-Vieux au-dessus de Millau, comment ils n’avaient pas cessé de se perdre, jusqu’à se perdre définitivement, ici, dans cette forêt au-dessus de chez eux, il ne demanderait même pas pourquoi elle n’avait pas appelé quand ils se sentaient tellement perdus, puis, la batterie du téléphone était tombée en panne, le téléphone aussi elle l’avait laissé dans la voiture, mais le capitaine de gendarmerie insisterait doucement, peut-être la croyait-il folle, « Vous espériez passer à pied de l’autre côté ? Pourquoi n’avez-vous pas fait demi-tour sur le chemin, et rejoint la route ? ». Et que pouvait-elle répondre ? Elle ne voulait pas prendre le risque de le croiser en marchant au bord de la route, une partie d’elle retournait à la maison mais une autre partie n’avait pas fini de se perdre, une autre partie d’elle voulait se perdre encore plus loin, jusqu’au cœur de la forêt, elle voulait se perdre au cœur de cette forêt qu’elle regardait par la fenêtre de la cuisine, qu’elle regardait durant de longues heures en attendant, qu’elle écoutait en regardant, qui semblait l’attendre. Combien de fois ne s’était-elle pas imaginée courant à travers la forêt, fuyant vers les hauteurs. Elle ne pourrait pas raconter tout cela au capitaine de gendarmerie car il la prendrait pour une folle si elle lui confiait qu’un jour elle s’était déshabillée au milieu du jardin et s’était aventurée nue dans la forêt, c’était l’automne, elle marchait nue sur les champignons et s’était allongée sur la mousse épaisse et humide, elle s’était donné du plaisir là, allongée dans la mousse sous le couvert des pins sylvestres dans l’obscurité bruissante des odeurs enivrantes de l’automne, elle avait joui comme elle n’avait jamais joui, comme si elle se masturbait vraiment pour la première fois, comme si elle découvrait le plaisir pour la première fois, tandis qu’elle s’enfonçait dans l’humus, s’abandonnait aux végétaux en décomposition, s’abandonnait aux insectes qui s’affairaient dans le tapis de mousse et d’aiguilles de pin, comment ensuite elle avait longuement pleuré, ce genre de larmes qui surgissent quand on laisse aller au dehors ce qui fut si longtemps contenu, elle ne pourrait pas lui raconter des choses pareilles, car il la croirait folle, et sa mère dirait qu’elle le savait bien, que ça ne l’étonnait pas, qu’elle l’avait toujours su, elle ne pourrait pas tout expliquer, les faits rien que les faits n’ont aucun sens, il faut considérer l’ensemble, ce qui est arrivé avant, des semaines et des années auparavant, et l’avenir, ce qu’elle craignait de l’avenir, ce à quoi elle était bien forcée de s’attendre, si l’on voulait comprendre comment ils s’étaient perdus, il fallait tenir compte aussi bien du passé que de l’avenir, et leur présence ici, cette nuit, n’était alors rien moins qu’évidente. La nuit se faisait plus pressante. L’enfant rêvait d’insectes aux griffes coupantes et dures comme de l’acier, des mantes religieuses femelles l’observaient en tournant la tête à cent quatre-vingts degrés, d’interminables vers de terre s’infiltraient sous son pantalon et remontaient le long de ses cuisses. Elle grattait la cicatrice oblongue sur son avant-bras. Elle aurait aimé qu’au fond du sac se trouve le couteau avec lequel, si souvent, elle avait pensé se taillader les veines, et avec lequel, plus rarement, elle avait dessiné et gravé des dessins et des trous sur son avant-bras et sur ses hanches, des dessins et des trous qu’elle s’efforçait ensuite de cacher, mais que son mari finissait toujours par découvrir, c’est là mon jardin secret se disait-elle, je dessine mon jardin secret, je creuse un réceptacle pour mes rêves, une tombe glissée sous ma peau, que toujours je conserve par-devers moi. Quand elle soufflait, un nuage de vapeur se déployait devant son visage. Toute chose respirait, humide et froide. Après cinq heures du matin, aux premières lueurs de l’aube, un éclair jaune s’élança depuis le ravin en contrebas. Elle entendit le bruit sec de branches qu’on brisait, elle dit d’une voix si faible qu’elle s’entendit à peine, « Ici, nous sommes ici », mais l’homme à l’imperméable rouge suivait leurs traces, il remontait déjà la pente argileuse, son souffle se faisait entendre par dessus les eaux du torrent, la lumière de la lampe dansait devant leurs yeux, et bientôt il fut devant eux, parla dans son téléphone, puis se pencha vers elle et lui dit quelques mots, « tout va bien », un autre homme et une femme apparurent bientôt en haut de la ravine, puis ils furent près d’eux, les déshabillant, puis les enveloppant de vêtements chauds et secs. L’homme à l’imperméable rouge prit dans ses bras l’enfant qui était en train de rêver d’insectes coprophages mutants et qui s’éveillait doucement. L’autre homme prit sa main à elle et ils commencèrent à descendre avec précaution le ravin, tous semblaient émus, la femme à l’imperméable bleu dit : « On est vraiment contents de vous avoir retrouvée Madame ».

 

**Comment ils se sont perdus, in [Fediver], Université Paris-Sorbonne, 2012.**

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