Code-Barrer le vivant

code barre sur un arbre au Libéria
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Code Barre sur un sapin en forêt du Ché (Cantal)

En forêt cet après-midi, je remarque sur la tranche d’arbres fraîchement coupés cette étiquette : un code-barre entouré de chiffres et de lettres, et la mention de l’entreprise UNISYLVA (le site de l’enseigne la présente comme  l’une des plus importantes coopératives forestières de France avec, je cite, “pas moins de 10 500 adhérents pour une surface de plus de 350 000 ha de forêts répartie sur 4 régions administratives”). J’avais lu un article du site greenetvert.fr il y a quelques temps décrivant l’utilisation de code-barre sur de arbres précieux de la forêt tropicale au Libéria : “Les arbres de la forêt tropicale porteront désormais des codes barres“. Les européens, plus grands consommateurs de bois précieux au Libéria, ont mis en place ce monitoring high tech, dans le but de s’assurer que, je cite, “tout le bois qui pénètre sur son territoire est abattu dans le respect des lois”. Durant la guerre civile, ajoute l’auteur, les belligérants finançaient leur armée en faisant le commerce “sauvage” des arbres – les européens, de leur côté, abattent les arbres de manière civilisée. Ce faisant, ils pillent gentiment, et de manière civilisée, du moins selon cet article, les ressources naturelles des pays du sud, mais font usage de codes-barres. Il s’agit de stimuler “l’économie verte” du Libéria. Je suis sans doute mauvaise langue, mais j’ai bien peur que l’intérêt de ces codes-barres pour les commerçants de bois ne consistent pas tellement à se donner bonne conscience (écologique), ni même à repeindre en vert une entreprise dont on a du mal à concevoir l’intention environnementale : on imagine le coût carbone du transport de ces arbres ‘précieux” vers l’Europe par exemple, et je serais curieux de savoir qui s’enrichit vraiment dans l’histoire – de fait, nous rappelle cet autre article du Mouvement Mondial pour les forêts tropicales, “les forêts du Libéria assurent les moyens de subsistance de plus de la moitié des 3,5 millions d’habitants du pays.Selon le recensement de 2008, plus des deux-tiers de la population vivent dans les zones rurales où presque tous les habitants dépendent des ressources forestières comme le bois d’œuvre et les produits forestiers non ligneux, notamment les herbes aromatiques, le rotin, la viande de brousse et différents aliments pour subvenir à leurs besoins et générer des revenus.” Le site greenetvert.fr qui s’est manifestement spécialisé dans la préconisation de solutions pour aider les entreprises à repeindre en vert leurs activités pas toujours écologiquement compatibles, n’évoque évidemment pas le sort des populations dont l’habitat est vendu aux européens et aux asiatiques. Le responsable d’Helveta se veut rassurant à ce sujet, et parle même de ces populations avec une certaine bonhomie : “Étiqueter les arbres, cela vous semble peut-être bizarre, mais cela n’a pas choqué la population locale ! D’une manière ou l’autre, elle a toujours marqué les arbres avec de la peinture et de l’argile. Nous utilisons juste des méthodes high-tech.” Après tout, c’est juste la continuation d’un business traditionnel avec d’autres moyens (et d’autres acteurs aussi). On s’inquiète plutôt des non-humains que l’exploitation “sauvage” de la forêt met en danger : “Ces forêts sont le domicile du seul troupeau connu d’hippopotames nains, ainsi que d’animaux rares comme la mangouste du Libéria, le singe Diana et la Jentink duiker, la plus petite antilope du monde.” Je dois être stupide, mais j’ai du mal à comprendre comment l’apposition d’un code-barre sur un arbre peut contribuer à la protection d’hippopotames nains.

code barre sur un arbre au Libéria
Code barre sur un arbre au Libéria

À quoi sert ce code-barre sinon à “protéger la nature” ? Tout bêtement, comme tout code-barre, il est porteur d’un certain nombre d’informations concernant l’entité qui s’en trouve marqué. Concernant l’arbre du Liberia, l’article de greenetvert.fr évoque le traçage au GPS – l’auteur peine à dissimuler son enthousiasme à l’idée qu’un acheteur en Europe pourrait retrouver la souche originelle de l’arbre qu’il a fait venir du Liberia à “vingt-cinq mètres près” ! Voilà du monitoring environnemental dont Bruno Latour fait grand cas dans ses dernières recherches. Il s’agit, on l’a dit, de s’assurer des circonstances de la coupe, de sa légalité : il faut que la coupe soit “politiquement correcte” – autrement dit que l’opération se soit déroulée sous l’égide d’une compagnie européenne, qui respecte la loi (européenne). Y’a pas de mal à se faire du bien.

Plus sérieusement, ces étiquettes sont surtout utiles pour identifier le propriétaire de l’arbre, son acheteur, durant tout le processus qui va de l’identification de l’arbre sur pied, à sa transformation en planche précieuse, en passant par la coupe, le transport, etc… Bref, il s’agit d’abord de commerce à mon avis, plutôt que de protection de la nature ou des populations.

J’en reviens à mon code-barre apposé sur un arbre coupé en forêt du Ché, à quelques kilomètres de chez moi, dans le Cantal. Je me dis que c’est là une manière de transformer l’arbre en marchandise – c’est ce à quoi sert d’abord un code-barre. À peine coupé, il est signifié comme marchandise – et au Liberia, le code-barre est apposé avant la coupe – ce qui ne pas sans difficulté comme l’explique le responsable d’Helveta : “Cela se fait petit à petit car il y a des milliers d’hectares. Il faut veiller à ce que le support plastique du code ne casse pas quand l’arbre grandit. Si l’écorce est particulièrement dure, on a parfois besoin d’y clouer le code, ou bien, on doit enlever un bout d’écorce mais en courant le risque qu’elle repousse dessus. Parfois, il faut ré-étiqueter l’arbre au bout de quelques années“.

Cette transformation du vivant en marchandise constitue la marque évidente de l’entreprise du capitalisme sur la nature. Le capitalisme ne s’intéresse pas au vivant en tant qu’il est vivant, mais en tant qu’il est susceptible de devenir une marchandise. C’est cet aspect qui choque les éleveurs auxquels on impose de pucer les brebis. Pucer les brebis, code-barrer les arbres, ici ou ailleurs, c’est, dirait Dona Harraway, transformer les non-humains en cyborg, les numériser – le plus tôt sera le mieux.

De la même manière, et malgré les discours repeints en vert dont on nous assomme, les forêts que les compagnies les plus productrices de carbone rachètent en ce moment à tour de bras en guise de “compensation” ne sont pas, de leur point de vue, des forêts : elles sont des droits à polluer, des objets de spéculation et des produits financiers. Que des peuples les habitent n’a du point de vue capitaliste aucune signification, tant qu’on ne parvient pas à faire de ces peuples et de leur culture des objets susceptibles d’être intégré sur le marché. Ce pourquoi on les expulse le plus souvent – avec ou sans compensation, et parfois manu militari. Qu’importe qu’il s’agisse alors d’accélérer la disparition d’une culture, et même d’une nature-culture. Le capitalisme ne fait pas de sentiment.