Clinique – (de si petites choses font une grande différence)

Que voulons-nous dire par « clinique » ?

L‘étymologie, comme cela n’a pas manqué d‘être répété mille fois, dès qu’on écrit quelque chose sur la « clinique », et je ne m’y soustrairais pas, suggère une bien jolie image : ce qui se passe près du lit des malades. (κλίνῃ, c’est là où l’on s’allonge). Et déjà dans l’antiquité, le κλινικός désigne le médecin, le clinicien donc, qui visite les malades alités.

Toutefois, prenons garde que, dans la langue grecque, le verbe κλίνω et ses dérivés appartiennent au registre des verbes de déplacement : c’est bien faire plier (vers le bas), faire pencher, incliner, etc. bref, modifier un mouvement par une force (il existe même un instrument de torture dérivé de ce verbe), et on pense également au mot κλῖμα qui exprime l’idée de pente, d’inclinaison, et, pour continuer avec ces associations d’idées (grecques – dont j’avoue raffoler) le clinamen, dont les lecteurs de la physique épicurienne (lisant Lucrèce) font à raison grand cas, car c’est tout de même épatant cette si petite chose qui fait une si grande différence ! (« such a little thing makes such a big difference » chantait Morrissey une si petite chose qui ne manque jamais d’intéresser les analystes – et pas qu’eux)

« Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s‘écarter un peu de la verticale, si peu quà peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie ; il n’y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n’aurait rien pu créer. » (Lucrèce, De Natura Rerum, II, 216)

Ce clinamen improbable mais nécessaire dont on peut à peine parler (comme la khôra du Timée) s’avère être non seulement le cœur du système atomiste épicurien (les atomes se mouvant naturellement en ligne droite, comment peut-on rendre compte de leur agrégation – qu’il fassent au bout du compte des corps, se tenant tant bien que mal dans leur unité et persévérant en ce sens – si on ne postule pas autre chose, une force infime qui les conduit à dévier suffisamment pour se percuter, s‘éloigner et se rapprocher, etc), mais aussi le point d’articulation de la physique (la nature) et de la morale (la liberté).

Et tant que nous y sommes, en quête de ces si petites choses, recopions ici ce passage de Poincaré (question de faire mijoter tout cela) :

« Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (Poincaré, Calcul des probabilités, Gauthier-Villars (Paris – 2e édition, 1912)

Hé bien ! Ne reculant pas devant un discours téméraire (pour parler comme Platon, et comme en somme nous devrions toujours parler concernant les affaires humaines, et notamment quand on prétend s’occuper de « clinique », où règnent la conjecture, le vraisemblable, le probable et l’approximation – ce qui vaut mieux que rien après tout), et franchissant de manière parfaitement délirante et au mépris de l’historiographie des concepts, deux millénaires de transformations lexicales et d’usages, je pose ici que ce que nous voulons dire par clinique (ou plutôt « ce que je veux dire ») c’est précisément l’attention portée à cette infime déviation, ou mieux encore l’exercice de cette attention.

Un flot atomistique de pensées, de mots, de bruits, d’images sensorielles, se diffuse dans le cabinet de l’analyste, provenant probablement des deux protagonistes de l’affaire qui se joue là, ou bien des alentours (le bruissement du monde) : il y a des travaux dehors, un chien hurle à la mort, un chardonneret vient taper doucement avec son bec à la fenêtre et la neige commence à tomber : le clinicien est celui qui doit être sensible à ce facteur de modification, toujours en quelque sorte « fortuit » (pour reprendre le mot de Poincaré), pas seulement au sens qu’il doive en « tenir compte », mais parce que c’est là l‘élément psychanalytique au sens propre le plus remarquable (ce qui spécifie la psychanalyse), et pire : qu’il incarne, l’analyste, (quoiqu’il fasse) ce facteur (ou, pour le dire carrément : la cause – la cause errante du Timée, pourquoi pas ?) de dérangement, de mouvement – ce que Freud a appelé assez finement « transfert », qui appartient au registre du déplacement.

Pour le dire plus brutalement, l’analyste, par sa présence est cette cause fortuite, ce facteur de déclinaison, de modification, et il faudra faire avec.