Bayonne

(Bayonne, 2002)

Je me souviens qu’au moment précis où je passais la frontière après Irun j’écoutais sur mon walkman Shake the decease de Depeche Mode et que cela me parut un présage favorable. J’avais dépensé mes derniers pesetas en échange d’un café et d’un paquet de chips sur l’aire de repos où les camions s’entassent, des camions venus des quatre coins de l’Europe, qui s’arrêtaient là durant leur périple infernal, du nord au sud et retour, de Rotterdam à Séville, sans jamais rien voir des pays traversés que les aires d’autoroute et les stations service disséminés comme autant d’asiles sur leur parcours. Il faisait nuit depuis longtemps, c’était au mois de mai, j’allais vers le nord, je rentrais chez moi, si l’on peut dire.

Nous nous étions dit adieu, Aparecida et moi, au pied de la chapelle sur la colline qui surplombe Secadura, et chaque fois que je suis contraint d’évoquer ce souvenir, il me semble que je suis en train de la quitter encore, je revois sa bouille adorable et grave et l’héroïque orgueil qui l’empêche de pleurer, qui m’en empêche aussi du reste, je revois sa jolie robe bleue et j’entends qu’elle prononce les derniers mots en espagnol, auxquels je ne comprends rien, je crois qu’elle m’envoie au diable mais peut-être me souhaite-t-elle bonne chance, et je dis « Te Quiero », parce qu’à ce moment précis, c’est vrai, je ne mens pas, et à chaque fois que j’y repense, à chaque fois que je descends dans la voiture en rêve les quelques lacets de la colline qui surplombe Secadura, laissant la chapelle s’effacer pour toujours dans la nuit infinie, tandis qu’elle me suit avec sa voiture à elle, à chaque fois c’est vrai.

Ma voiture était une petite voiture, à la mécanique frustre mais résistante. Elle m’avait transporté tant bien que mal jusqu’à Santander à l’aller, et j’espérais qu’elle m’autorise également le voyage du retour. Je ne me leurrais pas toutefois : elle était comme on dit en fin de course, comme un vieux cheval dont on espère une dernière chevauchée, un vieux cheval courageux mais qui sait que son heure est venue, qu’il jettera ses dernières forces dans la bataille, puis : c’en sera fini. Sur l’autoroute tortueuse qui longe la côté de la Cantabrie et du Pays Basque, j’écoutais en boucle, le casque sur les oreilles, Goin’up to Portland de Swell, chanson qui m’a toujours procuré un surcroît de courage dans les moments difficiles, qui m’a aidé à surmonter la peur. Les semaines précédentes s’entrechoquaient en images vives dans ma tête, cette incroyable histoire d’amour certes, mais également la ville que j’avais arpentée en long et en large, avec ma guitare, jouant pour un peu d’argent ici et là, sur un trottoir, sur le parvis de la gare, sur les quais d’où partent les bateaux pour Plymouth. J’avais aimé vivre là malgré la faim, malgré l’angoisse, malgré l’inconfort des nuits où j’étais forcé de dormir sur le siège arrière de la voiture. La situation, toutefois, était au fil des jours devenue impossible : il n’y avait pas de travail en ville, Aparecida se désolait que je dépense ainsi le peu que je gagnais dans la boisson, et, constatant ma transformation inexorable en vagabond, elle perdit confiance en mes promesses. Elle avait raison bien évidemment.

Partir constituait toutefois un déchirement. Pas seulement à cause d’elle, mais à cause de la ville, et à cause de ce que j’avais découvert de moi durant cette aventure, ce goût de liberté, et même, cette sensation si particulière de vivre au bord d’un précipice en permanence, une peur tenace, mais si excitante, que je noyais dans l’alcool dès que l’occasion se présentait, mais que j’éprouvais tout de même suffisamment longtemps pour me dire : c’est cela la vraie vie, la vie que je cherchais à vivre — tandis que j’écris ces lignes, aujourd’hui, dix ans plus tard, écoutant Alesund de Mark Kozelek, une chanson admirable, je ne peux pas m’empêcher de penser que c’était vrai, que j’avais approché là-bas quelque chose de la vraie vie.

Partir, c’était un déchirement au sens organique du terme. Mon ventre se déchirait, et ma poitrine, le cœur battait à rompre, mes yeux s’embuaient de larmes durant l’interminable voyage du retour. La nuit s’épaississait, les lumières des villes coincées entre l’autoroute et l’océan défilaient, les images devenaient des souvenirs, mes aventures s’évanouissaient déjà dans le passé, et j’étais traversé d’une souffrance terrifiante, du genre qui vous triture le cœur avec des griffes acérées, à l’idée de l’avenir et du présent. L’avenir se présentait comme une série d’impasses auxquelles j’étais acculé. En partant, j’avais mis en pièce une situation, certes déjà fragile, mais désormais intenable. J’étais parti comme on fugue, sans prévenir personne, ni mon employeur, ni mes amis, ni même ma femme. Mon banquier non plus d’ailleurs (et ce n’était pas le moindre de mes soucis). J’allais, en retournant en France, au devant de problèmes considérables, dont l’examen m’épuisait à l’avance, et une certaine logique me poussait à rebrousser chemin aussitôt, ou bien à m’arrêter là, et partir à pied dans les montagnes qui se déployaient dans la nuit devant moi.

Le présent, à supposer que l’avenir vaille la peine que je prenne le présent au sérieux, ne se présentait pas mieux. Je n’avais véritablement plus un sou en poche, ma carte bleue ayant disparu depuis longtemps dans la gorge avide d’un distributeur à mon arrivée en Espagne (j’appris plus tard que mon banquier avait lancé un avis d’interdiction sur tout le territoire européen). Il me restait en tout et pour tout un chèque, un seul et malheureux chèque, en bois comme on dit, et je n’avais pas d’autre choix, si je voulais alimenter ma voiture en carburant pour les cinq cent kilomètres qui me restaient à parcourir, que de faire usage de ce chèque. J’avais posé sur le siège du navigateur ce précieux sésame, symbole sinistre de mon inadéquation au monde, et preuve à charge de ma malhonnêteté. Je le regardais de temps en temps, tout comme je surveillais d’un œil inquiet la jauge du compteur d’essence. J’avais faim. J’avais surtout soif. J’aurais aimé boire à ce moment-là, m’abrutir encore un soir à force de boire.

En arrivant à Bayonne, par les routes secondaires, car j’évitais les autoroutes payantes bien entendu, en écoutant Big Trucks de Pedro the Lion, chanson de circonstance car en cette heure tardive, seuls roulaient, infatigables, les camions, me doublant dans un concert de klaxons et un déferlement de lumières aveuglantes – une voix me suggérait : laisse là ta pauvre embarcation, et monte dans un de ces camions pour faire le reste de la route ! Voix de la sagesse sans doute, mais voilà, toute sagesse m’avait abandonné, j’étais malheureux à en crever sur place, et ne me sentais pas la force de soutenir une conversation avec un conducteur, et puis : une aventure plus ancienne m’avait valu certains déboires avec un camionneur amoureux, j’avais fini par passer la nuit sur une aire d’autoroute pour éviter d’avoir à partager une chambre dans un motel, ma confiance dans le métier en avait pris un coup – , en arrivant donc à Bayonne, par un des boulevards qui longent les remparts de la ville, je résolus de faire une pause, question de réfléchir un peu et d’accorder à ma valeureuse automobile un peu de repos.

Je m’assis pour fumer une de mes dernières cigarettes, roulée avec aussi peu de tabac qu’il était concevable de le faire, sur les remparts, les pieds dans le vide, pas un bien grand vide mais tout de même – de quoi se briser en quelques morceaux si le cœur vous en dit. La nuit était encore douce, bien qu’un vent violent annonciateur de désastre soufflait depuis l’océan. J’essayais de tirer une sorte de bilan. Mais, quelle que soit la manière dont je tournais les choses, la conclusion s’avérait désastreuse. Et, plongeant le regard dans le vide en dessous de moi, toutes ces élucubrations, toutes ces conclusions, semblaient irrésistiblement entraînées là tout en bas. Il arrive un moment, où, à tort ou à raison, on est le seul juge disponible, il n’est personne alentour susceptible de vous porter conseil, et donc on juge avec ce qu’on est au moment où l’on juge, et le fait est j’étais parfaitement désespéré.

En bas des remparts, une lueur bleue fila sur le boulevard. Je la suivis des yeux un moment tandis qu’elle s’enfonçait dans les ruelles de la vieille ville. Au fond du vide obscur gisait donc une solution, une alternative : je devais à mon tour suivre cette lueur bleue, quand bien même elle se perdait dans la ténèbre la plus obscure. C’est ainsi qu’une demi-heure plus tard, je garais la voiture sur le parking des urgences de l’hôpital psychiatrique de Bayonne. Je restais là une heure de plus, observant l’entrée éclairée d’une lumière jaunâtre, entrevoyant parfois l’ombre d’une infirmière traversant le hall.

 

Il y eût peu d’admission. À un moment cependant, il me sembla qu’une femme âgée descendait péniblement de l’ambulance, encadrée par deux hommes en blouse blanche, probablement ivre, la femme. Je me souviens que durant ce temps-là je gardais le chèque dans les mains, le lissant machinalement, le cœur battant, imaginant et répétant les phrases que j’aurais aimé dire en me présentant au bureau d’accueil. Je parlais, pour moi-même et à voix haute, récitais mon texte : je ne voyais plus aucune issue, sinon ma propre mort, je ne m’étais jamais senti aussi proche de mettre un point final à cette vie absurde, mais en me présentant ici, je m’accordais, presque par réflexe, un réflexe de survie dira-t-on, une chance supplémentaire, &c. Tout en répétant mon texte, je pliais et dépliais le chèque entre mes doigts. En élaborant ce discours pour un éventuel psychiatre, j’avais en quelque sorte déballé mon sac, restaurant ce faisant un peu de ce rapport à soi que le désespoir s’emploie si bien à ruiner. Rien qu’un peu sans doute, mais, l’Espagne était déjà loin, j’en avais déjà transformé durant tout le voyage la douleur en récit, ce récit qu’on se fait dans la tête et qui vient bientôt redoubler l’abrupte durée de la vie vécue, le temps qu’il faut pour digérer, assimiler, se nourrir de l’expérience, ce temps-là, je l’avais pris finalement, assumé son cortège inévitable de souffrance, en roulant dans la nuit, menacé par l’imminence de la folie.

Plus tard, à la station service près de Mont-de-Marsan, sur la Nationale 10 qui remonte vers le nord, je me suis faufilé, terrifié, entre les corps fatigués des camionneurs, tout en m’efforçant d’avoir l’air de celui qui n’a rien à se reprocher, et surtout pas le crime de payer un plein d’essence avec un chèque en bois, jusqu’à la caisse de paiement. « Là on va se prendre une sacrée saucée », que j’ai dit pour mettre l’employé dans ma poche. « Et c’est comme ça jusqu’à Bordeaux », qu’il a fait, tout en recopiant les chiffres à l’arrière de mon permis de conduire. Et je remontais ainsi vers le nord, tandis que s’abattaient sur la carrosserie cabossée de ma pauvre voiture des trombes et des trombes d’eaux qui noyèrent ma peine dans un vacarme épouvantable si bien que j’entendais à peine dans le casque Enjoy the silence de Depeche Mode et la voix douce d’Aparecida m’envoyant au diable depuis l’autre côté des Pyrénées.