Balayures de ce monde (Isaac de l’Étoile)

« Et voilà pourquoi, mes bien-aimés, nous vous avons conduits dans cette solitude retirée, aride et âpre [hanc semotam, aridam, et squalentem…solitudinem]. Dessein astucieux ! il vous est possible d’y être humbles, impossible d’y être riches. Oui, dans cette solitude des solitudes, perdue dans la mer, au large, n’ayant presque rien de commun avec le monde [hanc solitudinem solitudinum, ut in mari longe iacentem, cum orbe terrarum nihil ferme commune habentem], nous voulons que, privés de toute consolation mondaine et pour ainsi dire humaine, il y ait en vous silence complet du monde [prorsus sileatis a mundo] puisque, sauf cet îlot à l’extrémité des terres [praeter hanc modicam insulam], pour vous le monde n’existe plus. O Seigneur dans mon éloignement j’ai fui, dans ma fuite je me suis éloigné au point que, vous le savez, je ne vois absolument pas d’au-delà où je pourrais fuir et m’éloigner. Un jour, dans mon désir de fuite, dans ma soif de solitude, j’ai fini par aborder dans ce désert si vide et si lointain [in hanc demum appuli eremum, vastam adeo et semotam] : plusieurs de ceux que j’appellerais les complices de cette expédition m’ont abandonné, un très petit nombre m’a suivi jusque-là, eux aussi ont en horreur l’horreur même de la solitude [quibus etiam est horrori horror ipse solitudinis], et je l’éprouve parfois, je l’avoue. Il y a eu, Seigneur, renchérissement de solitude sur la solitude, de silence sur le silence [superaccrevit etiam, Domine, super solitudinem solitudo, silentium super silentium]. Car pour être plus habiles et plus exercés à parler à vous seul, nous sommes forcés, bien forcés, de garder entre nous le silence. » (Sermon. 14, 11­1)

« Ainsi en est-il de nous : cherchant à atteindre le ciel, nous nous sommes retirés du monde des hommes ; aspirant à la plénitude, nous avons rejeté les richesses ; ambitionnant les honneurs, nous nous sommes vraiment ravalés au rang de balayures de ce monde ! Nous qui, dans le monde, paraissions être quelque chose [Qui in mundo aliquid videbamur], qui dans la communauté de nos frères avions aussi quelque réputation, voilà qu’afin de pouvoir devenir vraiment quelque chose [ut vere aliquid fore possimus], nous nous sommes réduits à rien [ad nihilum]. Car qu’est-ce que le monde garde pour nous, je ne dis plus d’estime, mais même de souvenir ? » (Sermon. 27, 2)

Dans les années 90, je publiais dans des revues Cisterciennes quelques articles sur cet Isaac de l’Étoile, un moine Cistercien d’origine Anglaise, qui fut abbé de l’Étoile (dont on peut encore admirer les ruines dans un petit vallon discret non loin de Chauvigny, où je vivais naguère), et que des circonstances adverses condamnèrent à l’exil en l’île de Ré, qui n’était pas du tout au XIIᵉ siècle un lieu de villégiature.

Cet Isaac, que je continue de chérir pour l’avoir lu et relu avec tant d’émerveillement, était non seulement un exégète génial, mais aussi un Platonicien et un philosophe étonnant, dans la lignée d’Abélard, d’ Hugues de Saint Victor et des maîtres de l’école de Chartres : Guillaume de Conches, Thierry de Chartres et Gilbert de la Porée.

Je vais de temps en temps chercher si par hasard quelqu’un étudie l’œuvre d’Isaac de l’Étoile, mais, il faut bien en convenir, pas grand chose à se mettre sous la dent ces vingt dernières années. Mes articles sont toujours cités, et comme c’est bien le seul endroit du monde littéraire où je suis cité, j’en éprouve une sorte de fierté un peu triste – ceux qui me citent sont en général des moines Cisterciens, ou quelques médiévistes de pays lointains. C’est étrange. Je ne suis qu’un nom pour ces gens-là, je n’ai jamais participé à aucun colloque et je ne travaillais sur Isaac à l’époque que mon plaisir – sans rien en attendre (j’étais censé faire une thèse sur Plotin !). Comme une autre vie possible, juste ébauchée (mon père, quinze ans plus tard, m’a dit que je lui avais confié mon désir de me faire moine. Bon. Ça ne m’étonne guère.)