Au Marché (II)

Des interviews, j’en ai fait d’autres déjà. Rien que l’année dernière, deux à la suite pour la télévision.

Oui je sais.

La dédicace, tu la veux en page de garde ou..

Non là, ça ira très bien. T’en fais pas. Elle sera contente de toutes façons.

Tu l’écris comment son nom déjà ?

DÉMISSION DU PRÉSIDENT DU PARTI

Le filtre à air des fois

Je l’ai fait changer, tout ce que j’ai fait, ça démarre plus.

Normalement la bougie elle descend, en fait, tu trempes la bougie dans..

Un café ? Serré ?

Tu la trempes un peu et tu verras bien

Moi j’ai déjà payé cent balles pour tout ça

Ils avaient annoncé quelques averses venant de l’ouest, et, conformément aux prévisions, il pleut. Les plus âgées, prévoyantes, ont fait surgir comme par magie les parapluies de leurs cabas. Toutes disciples de Mary Poppins ces braves dames (et comment font-elles pour loger tout ça, les fruits, les légumes, le poulet rôti, le pain, et le parapluie !, dans un cabas quand je vois comment je galère pour fermer mon sac à dos – m’en vais randonner avec un cabas tiens !). Maintenant, c’est un vrai défilé de parapluies, tous de couleurs différentes. Très joli. Vaguement ennuyeux aussi. Ce genre de chaleur humide. Je serais mieux dans les bois, près d’un ruisseau ou d’un étang. Pourquoi je ne pars pas maintenant ? Pourquoi je ne tourne pas le dos à ce village et tous les autres villages ? Hier soir j’ai pensé : allez, encore une nuit, comme si c’était la dernière.

Il pleut ça y est c’est le bordel.

Ils s’emmerdent pas dans le journal. Ils marquent orageux avec risque d’averses, sûr de pas se tromper.

T’es sûr que t’en reprends un ?

Pourquoi ça tombe pas durant la nuit ? Si ça tombe de nuit, tu te lèves le matin, il fait beau et t’es serein pour travailler.

Tout à l’heure j’ai failli faire un malaise quand même. La chaleur. Toujours avant l’orage, ça me compresse le cerveau. J’aurais eu l’air fin, de m’évanouir entre la rôtisserie et le stand de cuisine vietnamienne. Avec mon sac à dos. Alors que je n’ai même pas commencé ma randonnée. Bizarre ce sentiment de vivre un moment dramatique de mon existence – c’est un peu grandiloquent dit comme ça, mais voilà, comme si une partie de mon esprit anticipait confusément des conséquences que l’autre partie, plus consciente, n’imaginait même pas. D’où cette nuit supplémentaire au camping, d’où ce malaise qui m’aurait sans doute cloué ici quelques jours de plus. Un avertissement, une appréhension. Pourquoi ? En même temps, je sais pourquoi non ? Si je suis honnête, je sais bien pourquoi j’ai peur.

La plage horaire elle est longue.

Moi ça me gène pas. À 30 ans, ça me faisait rien de bosser jusqu’à 2 heures du mat, et après, j’étais pas couché, j’allais voir les filles. Maintenant c’est plus pareil.

T’as vu ça ? À peine il a rendu son tablier, c’est la curée, tous ses guss qui l’ont pourri pendant des années, et maintenant avec leurs condoléances.

On dirait qu’il est mort putain

Moi je l’aimais pas trop mais quand tu vois tous ces envieux qui se pressent pour prendre sa place là, c’est vraiment dégueulasse non ?

Bah, ils sont tous comme ça, il a fait pareil pour prendre le contrôle du Parti, ils passent leur temps à ça, prendre la place de l’autre.

T’es où ? (…) Laquelle de fromagerie ? (..) celle de l’autre fois devant le pont, d’accord. Mais je croyais qu’on (…) On devait se rejoindre au café (…) Comme tu veux, tu me laisses cinq minutes, je paye et j’arrive.

Cette pluie fait du bien. J’attends que ça finisse, je plie la tente et je me casse.