Arno Schmidt : Madonna mia Cara !

Quelques remarques sur Vaches en demi-deuil, qui vient pré-conclure (je fais une pause avant d’attaquer Soir bordé d’or) ma relecture des œuvres complètes d’Arno Schmidt (histoire de donner sens à cette vie claustralestivale).

Chroniques champêtres (AS aime les zarbres et les zanimaux, mais déteste les paysans, qui le lui rendent bien j’imagine, bien qu’il ne les haïsse sans doute pas autant que les “adenaueriens”, les « toujours-nazis » et les catholiques)

Résumé pour ceux-qui-voudraient-frimer-dans-les-salons sans prendre la peine de lire :

La plupart des chroniques mettent en scène quelques intellectuels d’un certain âge (sur le retour on va dire), contraints parfois à des travaux harassants (couper du bois, faucher un pré, réparer des machines) sous la vigilance de leurs épouses (quand épouse il y a), et qui, s’efforçant donc aux tâches les plus viles, dissertent sur leur vie sexuelle déplorable (« à mon âge, je ne suis un homme que deux à trois fois par an »), tout en fantasmant sur les demoizelles et dames autochtones des environs (qu’ils observent souvent à la jumelle) et en se répandant en digressions érudites et jeux de langage plus ou moins vaseux (et néanmoins parfois géniaux et souvent obscènes) – AS a lu Freud (LInterprétation des Rêves et Der Witz…) et vient de découvrir Joyce – j’en recauserai plus avant.

(Par bonheur, mes collègues-ennemis de la Sainte église Lacanienne, trop occupés à décrypter les ésotéries de leur Maître (les absconsosités ?), ne risquent pas d’aller se vautrer dans le texte Schmidtien. (on est tranquille de ce côté-là))

Donc, une profusion d’etyms & witz (ce qui rend la lecture ardue = attaquer la montagne Arno Schmidt par la face nord en plein hiver, je ne conseillerai pas au lecteur novice de commencer par là, non, allez plutôt voir du côté de Scènes de la vie d’un faune !)

Mais l’effort vaut la peine !

Prenons Caliban sur Setebos (dernier texte de Vaches en demi-deuil) =>

Caliban : Shakespeare et le poème de Robert Browning, Setebos : une lune d’Uranus (aussi et pas que) !) – + chaque “chapitre” porte le nom d’une muse.

de quoi s’amuser donc !

 

 

Mais qu’on ne s’effraie pas !

Arno Schmidt c’est la conjonction des mythes les plus élevés produits par l’humanité et de la trivialité la plus au ras des pâquerettes (avec un peu de bouse autour).

Et dans Caliban, c’est tout organique et pulsionnel :

Et scatologique primordial (on est des corps après tout et les personnages, à intervalles réguliers, pissent et chient, désolé d’en faire mention : mais tout de même, voyez à la page 208 de l’Aquaroute : « une courte barre de cuivre glissait lentement hors de Hel », ou, dans Caliban, le narrateur lui-même qui, page 320, va « au pot » : « et une fois de plus ça n’en finissait plus : je n’en avais quand même pas tant…… : snif-snif-euh, snif-snif-euh : ça pue cette saloperie !

Je suis un idiot fini : elle trouvera forcément cela aussi demain matin »

Tout va bien ?

On continue !

Scène fabuleuse : à la taverne (p.281 muse : Polymnie) où le narrateur, entouré d’une assemblée bruyante de paysans-beurk se prend de passion pour une bonbonne.

C’est-à-dire il y a une bonbonne en verre là, posée sur l’étagère (fulgurance de beauté dans ce maelstrom éthylique) : ONE GALLON – et le narrateur (obsédé comme tous les héros Schmidtiens par la mesure des choses) entreprend d’en évaluer la contenance :

« Se trouvant, comme il se doit, que je connais l’envergure maximum de ma main pointe du petit doigt au pouce (22 cm ; pour qui tient à le savoir précisément) ; je la pris par conséquent dans ma main gauche et la mesurai ostensiblement : – – ; : – – hm. »

S’ensuit une délirante enquête sur la valeur exacte du gallon au siècle précédent (quand le Royaume de Hanovre – qui hante littéralement l’univers de AS – était sous influence britannique, etc.). Bref, on remplit la bonbonne (afin d’apporter la preuve indubitable que). Après quoi tournée générale et les langues se délient : « D’autres aussi apportèrent leur contribution en donnant des détails, en partie très délicats, sur les fosses d’aisance ; un peu comme JOYCE qui à partir du linge sale d’une famille avait reconstruit a posteriori toute l’histoire de celle-ci, « O tell me all »)

Joyce justement : comment ne pas penser à Bloom embarrassé de son savon dans son périple Dublinois, quand on lit les aventures de ce Caliban d’opérette (d’Offenbach) trimballant sa bonbonne ?!

Il ne faut pas manquer le clou du spectacle, avant-dernière section (Terpsichore), peut-être les pages les plus démentes de toute l’œuvre du réfugié de la lande. Où le héros, avisant un brin de lumière entre deux planches d’un mur de grange, et y jetant un œil, en impénitent voyeur qu’il est, découvre :

“…… : Madonna mia Cara !

: des chasseresses comme jamais je ne les aurais mysagynées ;”

Et là, reluquez un peu !! (pages-en-images ci-dessous)

Caliban 1

 

Caliban 2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caliban 3
Caliban 4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(On est quelques-uns à tenir AS pour le plus grand pornographe de la littérature – la suite est rocambolesque et picaresque (comme souvent chez l’auteur) : car, repéré par une des « pis-tonisses allumées du bouc sorceresses & lourpidonnes »,

notre zieutard salace (toujours armé de sa bonbonne à boire) n’a d’autre choix que déguerpir craignant pour sa vie, voire pire.

« ÉMASCULÉ AVEC LES DENTS ! » Je voyais littéralement la manchette floue-thermogrimacée comme dans la presse d’information, heureusement qu’il n’y a plus grand chose à émasculer chez moi »

(mais ne dévoilons pas la fin de cet insoutenable suspense ! qui a dit qu’il n’y avait pas de suspense chez AS ? je fais ce que je peux pour achalander hein !)

Remarque plus générale :

L’œuvre d’AS est satirique assurément et peuplée de satyres (qui n’en peuvent mais, et que les femmes mènent par le bout des seins si je puis dire) – beaucoup en prendront pour leur grade, et tout l’histoire Allemande, nazie, post-nazie, et plus largement encore la grande hypocrisie de la guerre froide – avec toujours la menace qui plane de la guerre atomique (qui explose parfois, conférer Miroirs Noirs, Kaff auch Mare Crisium ou La République des Savants)

Mais c’est aussi l’observation continue, durant près de trente ans, avec une finesse sans égale, de la vie sexuelle d’un homme : d’abord les ébats joyeux (sur fond d’amours impossibles : elles s’en vont toujours) de la trilogie des Enfants de Nobodaddy ; la géniale installation libertine de Cœur de Pierre (admirez la résolution de la tension ici entre l’amour et la littérature – au fond, c’est toute la question qui traverse tous ces récits) ; l’admirable Kaff auch Mare Crisium (On a marché sur la Lande) où la littérature (la science-fiction où l’auteur excelle) vient affronter la détresse sexuelle (et ce dialecte inoubliable de Tante Heete, thérapeute-sorcière, dialecte qui vaudra au lecteur des maux de tête).

Enfin, dans Caliban donc, on marche sur les traces, trente ans plus tard, de son premier amour, mais quand on la retrouve, la tant-aimée, on sait qu’on est trop vieux maintenant, que l’heure est passée, qu’il faudra taire qui l’on est (et qui l’on fut)

(Rude vérité, le pot de chambre qu’on est obligé de laisser, toute honte bue, sous le lit qu’elle viendra, employée d’hôtel, faire au matin suivant : tout ce qui reste donc ?)

Et voilà pourquoi le « futé & furibard » Arno Schmidt est aussi un irremplaçable témoin des conflits qui nous animent, nous font et parfois nous défont.

« Qu’est-ce que le corps ?, si ce n’est un cheval avec son cavalier ivre allant dans les ténèbres de par les forêts du monde ; un dispositif pour la tête pensante qui instaure une distance avec le sol ? – Si je me trompe, alors je me trompe en bonne compagnie ! »