Aprendre à apprendre de l’expérience

Apprendre (à apprendre) de l’expérience.
 
Un an déjà depuis le premier décès “officiel” due à l’épidémie de Covid-19. Et, d’une certaine manière, les pires scénarios se sont réalisés. L’arrivée rapide de vaccins éclaircit sans doute un peu le tableau, mais elle coïncide avec l’apparition et la circulation de variantes plus coriaces (les variantes en réalité n’ont jamais cessé d’apparaître, mais, jusqu’à présent, les variations n’augmentaient pas la virulence de la transmission – ce qui est extrêmement préoccupant, c’est qu’il n’est pas du tout impossible qu’une variante future accentue la gravité de la maladie.)
 
Il y a un an, j’étais déjà à l’affût, dès la mi-février, de ce qui était en train de se passer. Et, quelques semaines plus tard, il me semblait que nous étions en train de vivre un bouleversement majeur, qui obligerait réellement les sociétés humaines, les modèles économiques, les pratiques et les mœurs, à changer, de gré ou de force, pour le meilleur ou le pire. La catastrophe que j’attendais depuis si longtemps était là, sous nos yeux, elle ne touchait pas directement au changement climatique, mais concernait d’emblée la totalité de l’humanité. Comme l’écrivait Bruno Latour à l’époque, l’épidémie est un crash-test, une répétition générale des bouleversements climatiques à venir.
 
Un an déjà, et je n’ai pas lu, dans ce petit coin du monde qu’est la France en tous cas, le moindre début de commencement de réflexion sur ce que cette pandémie doit nous apprendre. Mon cher W.R. Bion avait intitulé un de ses livres majeurs : “Learning from experience” (1962). Il considérait que tel était le but d’une psychanalyse, apprendre à apprendre de l’expérience. Encore faut-il, disait-il en substance, être capable d’appréhender ce qui (nous) arrive sur le mode de l’expérience. Dans l’affaire qui nous occupe, il serait à mon avis grand temps de s’y coller. Au lieu de ça, malheureusement, la plupart des intellectuels s’échinent sur des concepts de liberté et de “vie digne d’être vécue” dignes d’un cour de récréation de collège, ou, pire encore, emploient leur imaginaire à échafauder je ne sais quelle théorie conspirationniste qui ferait ressembler les délires de L. Ron Hubbard pour d’aimables fantaisies de science-fiction. Non. En vérité, la plupart des gens, me semble-t-il, en ont juste marre “qu’on leur gave la tête” avec cette épidémie. Et veulent “vivre” (et ont hâte de retrouver leur vie de merde comme elle était avant). Il y a cet empire du “bonheur présent”, à tout prix, qui se traduit ces dernières années par la popularité des thérapies du vidage de cerveau, pleine conscience, développement personnel, et autres niaiseries, parfaites émanations de la propagande néolibérale, dont l’intérêt est de fabriquer des individus parfaitement égoïstes – compatibles avec les théories économiques du marché libéré. Égoïstes et profondément ignorants, ayant perdu la vertu de curiosité si prisée dans les mondes Antiques. Pire encore : les habitants des pays riches, eux surtout, ont fait preuve par le passé, et ne se corrigent pas le moins du monde aujourd’hui, d’une arrogance sans borne : obnubilés par la prétendue excellence de leurs cultures, persuadés que ces cultures constituent l’aboutissement “naturel” de je ne sais quelle évolution des mœurs, ils ne se rendent pas compte à quel point ils tournent en rond dans une petite mare de certitudes et de pensées rancies, à droite comme à gauche d’ailleurs, sans parler des extrêmes. Les pensées vivantes, les pensées pour l’avenir, on les découvrira ailleurs, en Afrique, en Inde, en Amérique Latine et chez les petits peuples des forêts et montagnes, ceux du moins qui survivent encore (et même, c’est un antiquisant qui parle, dans le passé). Pas ici. Mais on n’a que ce qu’on mérite au fond, comme je l’ai déjà écrit bien des fois sur mon blog.
 
C’est terrible, de mon point de vue, parce qu’on est non seulement en train de rater l’occasion de tirer parti (au moins en pensée) de ce grand bouleversement, mais aussi parce qu’on va droit dans le mur, et ce mur (politique) me paraît bien plus inquiétant encore que cette interminable pandémie. Je lis avec passion l’histoire de la Méditerranée “pré-antique” de Cyprian Broodbank, The Making of the Middle Sea. A History of the Mediterranean from the Beginning to the Emergence of the Classical World, et la cause est entendu : avec toutes nos technologies, nous ne valons guère mieux que nos ancêtres du néolithique ou de l’âge de Bronze, et j’ai même dans l’idée que les micro-sociétés de chasseurs-cueilleurs auraient beaucoup à nous apprendre (sans doute parce que là, dans des environnements changeants et toujours incertains, “apprendre de l’expérience” est une manière de vivre et d’habiter le monde.)
 
Bref, un an déjà et où en est-on ? À lire les médecins, les experts sanitaires, à défaut d’avoir quelque chose à lire du côté de la philosophie par exemple, ou des analyses politiques, la situation n’est contrôlée que de manière très partielle, quand elle l’est, contrôlée (ce n’est pas le cas, pour ne citer que quelques pays pour lesquels on dispose d’informations fiables, aux États-Unis, au Brésil ou au Royaume-Uni).
 
Après une brève visite chez les épidémiologiques et les infectiologues, et un coup d’œil aux dernières statistiques de circulation du virus, j’en conclus, et ce n’est pas la peine de posséder un bac +8 en mathématiques pour arriver à ce constat, que si on ne reconfine pas maintenant, et strictement qui plus est, on va connaître dans les semaines à venir une situation à l’Anglaise (hôpitaux quasiment saturés, etc.). Je me doute bien que nos gouvernants actuels essaient de gagner du temps, déchirés qu’ils sont entre les compte-rendus alarmistes des experts et les manifestations d’une opinion publique exaspérée, mais je pense que cette fois-ci, ils ont vraiment tort. Si on ne reconfine pas maintenant, et de manière peut-être assez brève mais radicale, on le fera de toutes façons plus tard et plus longtemps, quand la situation sera réellement hors de contrôle.
 
Comme le disait déjà au mois de juillet Tom Frieden, une sommité Américaine dans le domaine des virus, et comme le pensent pas mal de spécialistes dans le monde, “Even with vaccine, ‘We will be dealing with this forever’” – je vous épargne la traduction. Du point de vue outre-Atlantique, dans les conditions sanitaires que l’on imagine (qui sont en réalité très variables selon les États), la situation est catastrophique. Je cite son dernier message “épinglé” :
 
“Covid Epi Weekly: Humanity vs Virus – the Virus is Winning
 
Perfect storm: 1. Uncontrolled spread in most of US, 2. Slow vaccine rollout, 3. Worrisome mutations increase transmissibility and could undermine diagnostic testing, antibody treatment and vaccine efficacy.”
 
Même genre de messages désespérants outre-Manche, et, dans les deux cas, on comprend pourquoi (Madame Merkel n’est pas en reste notons-le).
 
Bien sûr, je n’ai aucune envie d’être confiné maintenant : je me faisais une joie (bien qu’avec je dois l’admettre beaucoup de réserves considérant la situation sanitaire) de retourner travailler durant les vacances de février au domaine nordique où j’étais à la fin décembre. Et ça ne me fait guère rêver de passer des semaines à faire le tour du pâté de maisons (même si mon pâté de maisons est environné de bois et d’étangs). Mais mon petit malheur n’est rien à côté de ce que subissent depuis de début de la crise les populations les plus pauvres, y compris les étudiants et les travailleurs pauvres, et nombre de gamins déboussolés. Mais je crois qu’il faut arrêter de se raconter des salades : cette crise est exceptionnelle, sans doute même inouïe dans la mesure où elle survient dans une économie totalement mondialisée. Il est grand temps d’en prendre la mesure.