After Hours

(Angoulême, 1999)

Elle m’a fait un signe genre ramène toi là — j’étais à l’autre bout du comptoir et avec le monde qui traînait dans ce bar, je n’ai d’abord pas cru qu’elle s’adressait à moi, que c’est moi qu’elle souhaitait voir auprès d’elle, alors j’ai levé les sourcils, ces sourcils à elle n’existaient plus, ses cheveux non plus d’ailleurs, elle tenait une cigarette à la main droite et quand je me suis approché, elle m’a demandé d’allumer cette cigarette, alors je l’ai fait, puis elle m’a embrassé, vraiment embrassé, avec la langue, je me suis écarté de sa bouche pour la regarder et j’ai vu le sourire le plus triste qu’il m’ait été donné de voir jusqu’ici, un des plus tristes en tous cas, il n’y a pas de concours mais celui-là de sourire était vraiment vraiment triste et j’ai pensé, et tout la soirée, je n’ai pas cessé de penser, sans oser lui demander, qu’elle était peut-être malade, ou qu’elle avait été malade, à cause de son crâne rasé et des sourcils, et de ce sourire tellement triste, et sa manière aussi de choisir un compagnon de virée, comme ça, un gars qu’elle connaissait pas, un inconnu, en l’occurrence moi, mais nous n’étions pas seuls, car il y avait un autre gars, qui nous a suivi, ou plutôt que nous avons suivi jusqu’à la fermeture des bars, car après ce bar il y eut bien d’autres bars, cette ville je le ne la connaissais pas, alors je les suivais, l’autre gars était pianiste de concert, un pianiste prometteur semblait-il, il avait gagné des concours, il disait : dans ce bar il y a un piano, dans ce bar je peux jouer, alors on y allait, et il jouait, et nous restions tous deux, la fille chauve et moi à l’écouter en nous pelotant gentiment, le gars payait toutes nos consommations, autant dire qu’on faisait pas semblant, le pianiste jouait du Ravel et du Debussy dans l’arrière-salle du bar, on était juste tous les trois, la fille au crâne et aux sourcils rasés, le pianiste et moi, on parlait à peine, on écoutait, parfois, elle m’embrassait, je ne savais pas bien pourquoi elle m’avait choisi, on aurait dit qu’elle avait pris un type au hasard, qu’elle lui avait fait signe, et ce type c’était moi, mais si ça se trouve, le signe qu’elle a fait avec son index ne m’était pas adressé, ce sont des choses qui arrivent, quelqu’un salue, vous vous avancez en souriant, l’air un peu imbécile, et un autre surgit juste derrière vous et c’était lui qu’on saluait, elle m’a confié qu’elle était dessinatrice de bandes dessinées, et moi je n’ai rien dit, car à l’époque je n’étais pas grand chose, ou plutôt j’étais en train de devenir personne, ça n’aurait pas eu vraiment de sens d’évoquer une profession, un statut quelconque, puisque j’étais en train de tout foutre en l’air, peut-être j’aurais pu simplement mentionner que je buvais, c’était encore ce que je faisais de mieux, avec le plus de constance et d’application en tous cas, mais ça se voyait sans doute assez sans que j’ai besoin de le dire, et de toutes façons elle n’a rien demandé, alors je n’ai rien dit, puis la soirée s’achevant j’ai proposé de la raccompagner chez elle et elle a dit oui, alors nous sommes rentrés, nous avons laissé le pianiste qui nous regardait d’un air triste, il a dit qu’il habitait à trois rues d’ici et qu’il rentrerait à pied, mais on sentait bien qu’il nous jalousait, qu’il aurait aimé être à ma place, car après tout, c’est avec lui qu’elle parlait avant de me faire signe d’approcher, les filles sont parfois cruelles, ou pas, difficile de savoir avec les filles, avec les filles on ne sait jamais, j’ai arrêté la voiture en bas de son immeuble, nous étions tous les deux absolument ivres, elle m’a encore embrassé, elle est allée jusqu’à chez elle, et moi je suis resté dans la voiture, et quand elle a ouvert la porte de l’immeuble, je suis parti, je n’ai jamais revu cette fille, pas plus que le pianiste, mais j’ai vu un soir une affiche près du grand théâtre, annonçant un concert de l’orchestre de région, et le soliste c’était lui, j’ai reconnu son visage sur la photo.