Admettons

Ah ! L’hiver est déjà passé, bien que nous ne soyons pas à l’abri de quelques  frimas tardifs, et, à ma grande peine, mes personnages sont toujours plantés à la terrasse du café de la gare à Moldanau. Contemplant leur tasse vide depuis longtemps, ils m’envoient à tour de rôle des messages subliminaux : la plaisanterie a assez duré, tu te dis écrivain, mais en réalité, et nous sommes bien placés pour le savoir, tu as laissé en plan tous tes travaux d’écriture depuis plus d’un mois, tu nous as laissé nous morfondre dans cette ville qui, non seulement est dénuée de tout charme et d’animation, mais, de surcroît, n’existe pas.

Pris d’une compassion soudaine, je m’extirpe enfin de ce profond fauteuil dans lequel je me suis enfoncé il y a si longtemps, et, bon an mal an, boitant et courbaturé, me traîne jusqu’à mon bureau : le manuscrit n’a pas bougé depuis la dernière fois quand, un soir de janvier, je traçais laborieusement ces quelques mots : “Non. Plus maintenant. Non.”

Reprenons. Il le faut. Des circonstances contraires m’y incitent – sinon je risque encore une fois de sombrer dans la folie comme ce fut le cas quand je passais mes journées à contempler la webcam de Finse. Alors. Où en étions-nous ?

Nous voici, le garde montagne, le colporteur et moi, gagnant par un étroit sentier, humide et pierreux, les hauteurs.

Admettons. Un “garde-montagne”. Où ai-je dégoté cette affaire-là déjà ? Dans quelque obscur fragment de géographe grec. Ce serait dans mon style. Admettons.

Pourquoi la première personne du pluriel au fait ? Admettons. S’agirait-il d’un “vous et moi”, vous, lecteurs s’il s’en trouve (et “non-lecteurs” pour emprunter ce bon mot à Kofler) et moi, auteur prétendu (qui d’autre d’ailleurs ? Mais laissons cela). Admettons. Est-ce que ça sonne comme une injonction ? Voilà qui m’embêterait un peu. Je préférerais, si possible, qu’on l’entende plutôt comme une invitation. Je nous invite à admettre (mon histoire de garde-montagne et colporteur et moi gravissant la montagne par un sentier pierreux) au moins provisoirement, à titre, disons, expérimental. Disons. Admettons. Faisons cela je vous prie. Les écrivains de roman font rarement preuve d’autant d’égards – et le plupart du temps, ils se comportent comme de purs despotes, plus ou moins bienveillants, certains évidemment sont de purs businessmen, de sacrés manipulateurs, d’autres, plus naïfs, croient réellement à, disons, leur art, je veux dire, ils croient réellement qu’ils font le bien sur terre, qu’ils améliorent de quelque façon, avec leur littérature, la condition des hommes mortels. Mais c’est là parole d’un homme qui pense assez fermement qu’on aurait pu tout aussi bien arrêter de publier la moindre ligne après Homère, voire, ne soyons pas timides, après la littérature Mésopotamienne (Hittites compris, voyons large). On aurait tout aussi bien pu arrêter d’écrire avant d’avoir commencé pour tout dire. Laissons cela. Admettons donc. Parce que, voyez-vous, j’ai des scrupules. Raison pour laquelle je suis incapable d’écrire un roman. L’imaginer oui. Le rêver souvent. L’écrire, à quoi bon. Il y en a bien assez comme ça (de livres comme répondait J.L. Austin à ceux qui s’étonnait de la faible épaisseur de son œuvre – s’ils avaient réellement pris la peine de le lire, ils ne s’étonneraient guère). Des scrupules. Alors je fais comme au XVIIIème siècle, des aparté, des adresses au lecteur (et au non-lecteur car après tout qui sait ?), des parenthèses comiques et des remarques incidentes, des appels du pied, des sous-entendus complices, d’interminables préfaces – Laurence Sterne a tout inventé, c’est flagrant, et, si l’on tient vraiment à ne pas se contenter d’Homère, alors ajoutons Sterne, et Gaddis, et restons-en là !

Quand j’enseignais (la philosophie) mes élèves me reprochaient souvent d’ouvrir des parenthèses qui ne se refermaient jamais. Si bien qu’ils se plaignaient de perdre toute vision d’ensemble, tout fil directeur, et me demandaient avec angoisse s’ils devaient noter cela, et cela et cela, et s’il y avait un rapport quelconque avec le titre du cours. Ces pauvres jeunes gens (stupides) s’en trouvaient tout désorientés, en proie à la plus grande inquiétude.

“Nous voici, le garde montagne, le colporteur et moi, gagnant par un étroit sentier, humide et pierreux, les hauteurs.”

C’est pas gagné.