Le savant, le politique et la pandémie (mars 2021)

Dominique Costaglia se lâche – ce n’est pas la première fois depuis le début de la pandémie, mais, désormais, elle ne prend plus de gants. Il faut dire que les épidémiologistes ont assez mal pris la remarque du Président cet hiver, « vous êtes gentils.., etc.”, et sans doute d’autres remarques moins gentilles et plus injurieuses ayant circulé dans les couloirs de l’Élysée – le Président est un sanguin, doublé d’un banquier : ses courbes à lui, jusqu’à l’année dernière c’était plutôt la croissance et le profit du CAC 40, pas celles des hospitalisations et des entrées en réa – sa plongée brutale et contrainte dans les mystères de l’épidémiologie l’a conduit à penser qu’il pouvait sur ce sujet-là comme au sujet des phynances faire office d’expert – et envoyer bouler des gens qui ont passé le plus clair de leur existence à étudier des épidémies.

À sa décharge (expression cavalière qui ne saurait faire oublier les 10 000 hospitalisés par semaine depuis le 30 septembre, sans parler des 40 000 personnes qui auront durant cette période fait l’expérience fascinante des services de réanimation, les quelque 60 000 ayant quitté ce bas-monde, et les pas encore dénombrés malades qui souffrent de séquelles et en souffriront peut-être encore un bout de temps), à sa décharge donc, ailleurs, on n’a guère fait mieux : même les pays qui pouvaient se permettre, en raison de leur aisance économique, de mettre en place une stratégie Zéro Covid, déchantent les uns après les autres, étant donné les difficultés d’approvisionnement en vaccins. Un mot là-dessus, en passant : l’espèce de compétition internationale au sujet de la vaccination est assurément catastrophique. Pas seulement d’un point de vue moral et cosmopolitique – parce qu’il est indécent de se plaindre quand d’autres nations, les plus pauvres immanquablement, ont à peine débuté leur plan de vaccination –, pas seulement du point de vue de la production – là encore, il s’agit de vacciner la quasi-totalité des habitants de cette planète, il est déjà miraculeux qu’il existe des vaccins après un an de pandémie, il n’y a rien d’étonnant à ce que la production ne suive pas la demande (et pour les pays qui s’en sortent apparemment mieux, vous pouvez être sûr que c’est au détriment des autres). Mais aussi d’un point de vue purement logique : vous pouvez vacciner tous les ressortissants de votre cher pays si ça vous chante, et même éradiquer le virus à l’intérieur de vos frontières, il n’empêche, si le virus circule encore dans le reste du monde, il existe une probabilité qu’un variant vous revienne dans les dents quand vous ouvrirez lesdites frontières. Bref, se la jouer solo dans cette histoire n’a pas grand sens (et tant mieux de mon point de vue cosmopolitique).

Ailleurs on n’a guère fait mieux, et on ne fait encore guère mieux. Mais surtout, et c’est un des thèmes qui m’intéresse depuis le début de la pandémie, l’évolution des politiques sanitaires épouse, pour le meilleur et pour le pire, les relations qu’entretiennent les scientifiques et les politiques. En France, ces relations se sont détériorées ces dernières semaines ; au Brésil de Bolsonaro, ou aux États-Unis de Trump, elles se sont déclinées d’emblée sur le mode du conflit ouvert ; dans les pays totalitaires, le scientifique est sommé de cacher la vérité sinon il lui en coûtera ; ailleurs encore, dans la plupart des pays Européens par exemple, la confiance règne, bien qu’avec des hauts et des bas parfois.

La plupart des responsables politiques se sont formés, en même temps que les populations qu’ils gouvernent, à l’épidémiologie, et la plupart des scientifiques, de leur côté, ont mis si l’on peut dire de l’eau dans leur vin, et tiennent compte dans leurs préconisations sanitaires de la lassitude des populations (et du pouvoir, et peut-être de leur propre lassitude). Les premiers sont un peu plus savants, les seconds un peu plus pragmatiques. La situation est à vrai dire tellement extraordinaire et son développement si difficilement prévisible, que chacun n’a d’autre choix que d’apprendre sur le tas. L’irruption dans le paysage épidémique des nouveaux variants et l’arrivée tout aussi subite et massive de vaccins divers et variés ont bousculé bien des conjectures. Les pessimistes le sont sans doute un peu moins, et les optimistes aussi.

L’inconnu, désormais, c’est la durée de l’affaire. Contrairement à ce que beaucoup d’analystes pensaient, moi le premier, les populations se sont en général pliées (certes avec plus ou moins de bonne volonté et d’arrière-pensées), aux contraintes suscitées par la pandémie. Forcément, avec la multiplication des cas, de nombreuses personnes connaissent dans leur entourage plus ou moins proche des personnes affectées par la maladie et ses conséquences. J’ai entendu des membres de ma famille, qui, l’été dernier, flirtaient plutôt avec les thèses conspirationnistes, se moquant de la grippette, de mes précautions et de mon soi-disant pessimisme concernant les mois à venir, se transformer, après avoir traversé une longue et exténuante période de deux semaines de fièvre (suite au variant dit anglais, qui ne rigole pas on dirait), en défenseurs zélés des mesures sanitaires les plus rigoureuses (admettant qu’ils avaient eu tort, etc.). Quand on commence à envisager qu’on puisse en crever, ou qu’un ami ou un voisin puisse en crever, il est difficile de nier la gravité de la chose.

Mais donc : combien de temps encore ? Il y a eu par le passé des pandémies qui ont cessé soudainement, en quelques semaines, sans qu’on sache très bien pourquoi : je songe aux cours d’Arnaud Fontanet au Collège de France, qui parlait de l’épidémie de H1N1 ayant sévi en 2009-2010 : ce virus était probablement moins virulent qu’on l’avait craint. L’OMS avait exagéré semble-t-il la gravité de l’affaire. C’est une des raisons qui explique l’impréparation d’une partie du monde concernant la pandémie actuelle : on a pensé à tort que les pays riches « occidentaux » étaient en quelque sorte immunisés, par on ne sait quelle magie, contre ces virus venus « d’ailleurs » (un rapport du Sénat en juillet 2010 est très instructif à cet égard : on peut le lire ici : https://www.senat.fr/rap/r09-685-1/r09-685-1_mono.html). Raté donc.

Revenons à nos relations entre les politiques et les scientifiques. Elles sont compliquées, forcément, quand le scientifique annonce de mauvaises nouvelles : demandez aux climatologues et aux autres experts du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) ce qu’ils pensent de l’attention des politiques à leur égard ! Elles sont beaucoup plus idylliques quand, particulièrement sous régime ultralibéral, la science promet de nouvelles technologies avec lesquelles faire du business et susceptibles d’améliorer la sacro-sainte « compétitivité des entreprises ». Quoi qu’il en soit, les deux, politiques et scientifiques, doivent composer entre eux et avec les humains dont ils sont censés parler finalement (les vivants aussi bien que les morts). Cette composition, qui prend la plupart du temps la forme d’un compromis, peut dégénérer en conflit. Et c’est heureux, je trouve, qu’une épidémiologiste comme Dominique Costaglia tape du poing sur la table et n’hésite pas à ramener le Chef de l’État, tout président qu’il soit, à sa place. Il y a là un enjeu crucial, et qui ne date pas d’hier, de partage et d’équilibre entre le savoir et l’action, entre deux temporalités (l’éternité mathématique du modèle, et la contingence fugace du réel), deux espaces (le laboratoire et la cité). Pour le moment, il s’agit encore de « penser dans le feu de l’action », nous sommes dans le champ de la phronésis Aristotélicienne si l’on veut (la « sagacité » ou, comme le traduisent les Anglais : « practical wisdom ». Viendra je l’espère le temps de réfléchir à tête plus ou moins reposée à ce que cette pandémie pourrait nous apprendre. Nous n’en sommes pas là manifestement.

https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/dominique-costagliola-l-executif-a-pretendu-qu-il-savait-tout-mieux-que-les-epidemiologistes_2146819.html